LITTÉRATURE

« Trust » – Le capitalisme et ses vertiges

Trust
© éditions de l'Olivier

Couronné du prix Pullitzer, ce roman de l’américano-argentin Hernan Diaz met en scène les premiers balbutiements du capitalisme financier. Le procédé d’écriture, complexe à dessein, donne des allures de coup de génie à un texte intéressant, mais qui n’a rien de révolutionnaire.

C’est un livre qui n’a pas de corps. Ou plutôt, qui en a tellement qu’en fin de compte, on ne sait plus bien où il se situe. Trust s’ouvre sur une première histoire, celle des liens qui unissent un couple très en vue du New York des années 20, Helen et Benjamin Rask. Elle est une aristocrate férue de langues qui a grandit au gré des communautés d’expatriés d’Europe aux côtés d’un père, probablement devenu fou, qui a disparu sans laisser de trace. Lui est un fils d’industriels devenu l’un des premiers magnats de la finance. Sa fortune, déjà immense, ne se mesure même plus après le krach boursier de 1929. Tandis que l’Amérique connaît ses heures les plus sombres, il devient l’un des hommes les plus riches du pays. Son secret ? Il a prédit la crise boursière. Leur couple tient jusqu’à ce qu’Helen, qui réinjecte l’immense fortune de Rask dans des œuvres de bienfaisance, tombe malade. Elle perd la raison, comme son père disparu avant elle. Rask veut ramener sa femme à tous prix. On teste sur elle des traitements avant-gardistes. C’est les années 20. Difficile de savoir si ces nouvelles méthodes sont révolutionnaires ou du simple charlatanisme. Helen meurt d’une crise cardiaque. L’histoire s’arrête ici. Pourtant, on a parcouru seulement un quart du livre. Trust se situe ailleurs.

Une deuxième partie s’ouvre. Hernan Diaz abandonne progressivement la première histoire qu’il a façonnée. Aucune indication n’est donnée au lecteur. À ceci près que la deuxième partie ressemble étrangement à la première. On comprendra plus tard que ce que l’on vient de lire était en fait la version littéraire – et sûrement romancée – de la vie d’Andrew et Mildred Bevel, les Benjamin et Helen Rask de la « vraie vie », dont l’intimité est relatée par un certain Harold Vanner. Le pauvre bougre, qui a dévoilé les dessous du tout puissant Andrew Bevel n’a jamais refait surface. Son livre, qui a fait un carton en librairie à ses débuts, a été effacé de tous les historiques. Impossible de remettre la main dessus.

Manuscrit dans le manuscrit

Le dispositif mis en place par Hernan Diaz se construit comme une petite enquête. Dans le livre, quatre autres livres, tous différents, qui doivent nous apprendre la vérité. La vérité nue, celle de ce qui est arrivé à Mildred Bevel et son avatar fictionnel, Helen Rask. Comme son personnage de roman, était-elle folle ? La femme du milliardaire est bel et bien morte dans des circonstances mystérieuses. Son mari, qui habite le manoir dans lequel ils ont vécu ensemble a fait du lieu une sorte de musée dans lequel il est impossible de pénétrer. Les appartements de Mildred sont condamnés. Même pour le personnel de maison, interdiction d’y accéder.

Et puis, un autre manuscrit. Celui-ci n’est pas complet. Ressemble à des mémoires, un peu prétentieuses. On comprend que c’est Andrew Bevel qui se raconte. Après avoir été narré contre son gré, le magnat de la finance entend reprendre le contrôle sur la plus importante des choses : le récit qui a été fait de lui. De la même manière qu’il était impossible de décrypter le mystère Benjamin Rask, il doit être impossible de découvrir qui est vraiment Bevel. À peine sait-on que sa fortune a explosé pour toujours durant le krach boursier de 1929. Alors que tout le monde s’attendait à ce que les actions à Wall Street continuent d’augmenter, Bevel parie sur un effondrement du marché. La bulle spéculative s’effondre. L’Amérique est ruinée et Bevel plus riche que jamais. Comment a-t-il eu ce coup de génie ? Dans ses mémoires, qu’Hernan Diaz met en scène comme un manuscrit en cours de fabrication, l’homme vante son propre talent. Il a tout vu, tout su. Andrew Bevel est au-dessus du commun des mortels. Et sa femme ? Une personne formidable, qui aimait le tricot et les plantes. Elle est morte malencontreusement. Sa santé mentale allait très bien. Circulez, il n’y a rien à voir.

Lassitude

Troisième partie, l’enquête d’une autre protagoniste, Ida. Elle est recrutée par Bevel pour écrire le fameux manuscrit qui vient de nous être donné de lire. Après chaque livre, la signification du livre. Une sorte de remise en contexte de cette nouvelle histoire, ou plutôt de cette nouvelle version de l’histoire que l’on saisit lentement, bribe par bribe. Ida est chargée d’écrire les mémoires de Bevel. Intriguée, elle se met en quête de la vérité. Qui était donc Mildred Bevel ?

« Pourquoi présenter cette image brisée de Mildred dans son roman ? (…) Pourquoi avoir fait d’elle une folle alors qu’elle était si évidemment lucide ? Au fil des ans, j’ai envisage diverses réponses – jalousie, vengeance, pure méchanceté – mais, faute de détails sur la vie de Vanner, je suis toujours revenue à la même conclusion : il a brisé son esprit et son corps tout simplement parce que ça faisait une meilleure histoire (…). »

Trust, Hernan Diaz

Si le dispositif a quelque chose d’intéressant à nous dire, il lasse aussi beaucoup. Le roman d’Hernan Diaz n’est ni un thriller, ni une enquête policière. Ce qui se joue dans son texte, c’est le mystère créé de toute pièce autour d’un homme, la manière dont l’argent transforme. Autant de questions passionnantes soulevées en creux. Seulement, difficile d’imposer à son lecteur un texte qui, dans sa forme, n’est volontairement pas abouti. On feuillette avec une forme de lassitude les pages du faux manuscrit – l’auteur ne créera un enjeu autour de ces pages que plus tard, à quoi bon s’y intéresser ? Plus encore, l’histoire d’Ida, reprise du début, et racontée à la première personne oblige à une gymnastique pénible : tout reprendre à zéro sans bien comprendre le rapport avec les histoires précédentes, se défaire des personnages qui nous avaient intéressés au départ, recommencer.

Hernan Diaz prend un risque, celui de perdre son lecteur à chaque nouveau départ. Deux passeraient encore, mais quatre ? En fin de compte, Trust exige beaucoup de souplesse et de courage. Et pour quel résultat ? Un twist final intéressant, mais pas si vertigineux.

Trust d’Hernan Diaz, éditions de l’Olivier, 23,5O euros.

Journaliste

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