Ouvrage collectif et infiniment intime, Gouines est un cadeau littéraire pour penser la pluralité des trajectoires lesbiennes contemporaines tout autant difficiles, joyeuses que politiques. Rencontre avec Marie Kirschen, journaliste, et Marcia Burnier, autrice notamment des Orageuses.
Gouines produit un geste réparateur et émancipateur. Il renverse la honte en célébrant l’identité lesbienne avec fierté. Coordonné par Maëlle Le Corre et Marie Kirschen, elles réunissent six auteurices, artistes, activistes : Amandine Agić, Meryem Alqamar, No Anger, Marcia Burnier, Noémie Grunenwald, Erika Nomeni. C’est un objet tout à la fois surprenant, émouvant, inventif et poignant.
Collectif jusque dans sa forme, chacun des huits textes invente sa singularité. Gouines réalise ainsi le montage d’histoires plurielles – poétiques, autobiographiques, allégoriques, épistolaires – qui disent l’humiliation, la sororité, l’amour, le militantisme. Ce texte est un passage de relais. Chaque auteurice passe le témoin à l’auteurice du texte suivant dans un court paragraphe. Ensemble, ielles dessinent ainsi une ronde, à l’intérieur de laquelle, se dilate un espace. On peut écrire, parler, témoigner, aimer, s’entraider. Et, ces mots ricochent jusqu’à nous.
Gouines est un livre collectif au sens politique du terme. Il réunit des textes aux formes variées qui tous abordent une facette de l’identité gouine. Comment est né ce projet ? Comment avez-vous pensé et organisé cette pluralité ?
Marie Kirschen : Les éditions Points avaient déjà publié deux ouvrages collectifs inédits dans leur collection « féminisme », à la belle couverture violette : Pédés et, avant celui-ci, Sororité. L’idée était donc de prendre la suite. En avril 2023, quand j’ai vu que Pédés allait sortir quelques semaines plus tard, j’ai écrit un mail à la directrice de collection pour savoir si elle envisageait de faire une version lesbienne. Maëlle Le Corre a écrit un mail similaire au même moment. Et c’est ainsi qu’on s’est retrouvées à co-diriger l’ouvrage ensemble ! Dès le début, l’idée était donc de construire un livre collectif, où chacun·e pourrait aborder un thème en particulier, et ainsi donner à lire des récits variés et riches.
Quelle est l’histoire du mot « gouine » ? Comment expliquer l’opération langagière qui consiste à retourner la violence de l’insulte en une puissance de légitimation ?
Marie Kirschen : Au tout départ, le mot « Gouine » désignait les travailleuses du sexe. Dans l’introduction de notre ouvrage, on cite la définition du Dictionnaire universel de Furetière de 1690, qui indique à l’entrée Gouine : « Femme prostituée qui hante les lieux de desbauche ». On le pointe car cela indique bien que, dès le départ, la gouine est du côté de la marge, de la sexualité déviante. Plus tard, le terme deviendra une insulte pour désigner les lesbiennes.
Pour une minorité, le fait de se réapproprier l’insulte est une démarche assez courante. À cause de l’homophobie et de la normativité de nos sociétés, l’homosexualité est souvent liée à la honte. On apprend d’abord les mots « gouine, pédé » quand on est jeune, car on les entend utilisés comme des insultes, puis on réalise plus tard que ce sont nous que ces mots désignent, avec toute la honte que cela peut charrier. Revendiquer le terme « gouine », pour dire « oui, je suis gouine, et alors ? » c’est lui enlever sa charge insultante.
Y a-t-il d’autres synonymes de lesbienne qui vous tiennent à cœur ?
Marcia Burnier : Moi j’adore toutes les expressions qui permettent de dire que la personne a l’air gay ou lesbienne sans que personne ne le sache, du genre « elle mange à la cantine elle non ? » ou « à mon avis c’est une cousine ». J’ai un groupe d’amies très imaginatif sur la question, elles trouvent de nouvelles expressions en permanence.
Gouines interroge l’invisibilisation des lesbiennes dans la sphère artistique et publique. Quelles ont été vos premières représentations lesbiennes marquantes ?
Marie Kirschen : Elles sont arrivées très très tard. Cela peut paraître étrange mais, pendant longtemps, quand j’étais enfant, j’ai su que les gays existaient… mais j’ignorais tout de l’existence des lesbiennes ! Les premières représentations lesbiennes viennent, pour moi, avec le film néerlandais Antonia et ses filles, sorti en France en 1997, que j’ai beaucoup aimé. Et Gazon Maudit, également, dont j’ai entendu parler à sa sortie en 1995, mais que je n’ai vu que plus tard.
Marcia Burnier : Tout comme Marie ! C’était bien tard, mais je pense que de mon côté, c’était The L Word, découvert l’année de mes 20 ans (donc bien tardivement !).
« J’ai les mots du trauma mais pas ceux de l’amour » est une phrase du texte de Marcia. Le livre montre aussi que, par-delà la violence, une tendresse peut poindre. Pourquoi est-ce néanmoins si difficile d’écrire la séduction, la sexualité et l’amour lesbiens ?
Marcia Burnier : Je ne sais pas répondre de manière générale, on a toustes des manières d’écrire, des endroits qui bloquent, pour des raisons diverses. De mon côté, comme je l’esquisse dans le texte, je pense que ça à avoir avec le fait de vouloir le vivre avant d’y mettre des mots, d’avoir envie de garder mon intimité pour moi, et d’avoir de manière générale, des difficultés à écrire la joie.
Quelle joie peut résulter de la constitution d’une famille choisie ?
Marie Kirschen : Dans mon texte, je parle du fait de rester amie avec ses ex, qui est un peu un cliché sur les lesbiennes, qu’on se répète souvent entre nous pour en rire – et qui est en même temps une réalité pour certaines d’entre nous, et notamment pour moi. Je n’ai pas du tout envie d’avoir un enfant, de « fonder une famille » au sens traditionnel du terme. Mais par contre, je suis très attachée aux relations avec certaines de mes ex. Dans le monde hétéro, l’amitié entre ex est souvent vue comme étonnante, voire une douce utopie, mais ce genre de relation s’est vraiment imposée pour moi. Cette notion de « famille choisie » peut être importante pour les personnes queer, tout simplement parce que dans les cercles de socialisation « classiques » – comme la famille, les collègues et amis au travail, les amis d’enfance – on est souvent discriminé·es et rejeté·es. Donc, on crée d’autres cercles, plus beaux, ailleurs.
Marcia Burnier : Oui, je me rappelle que l’un de mes tout premiers textes à avoir beaucoup été partagé tournait autour de la famille choisie, de l’importance que mes copines avaient pour moi. Encore aujourd’hui, même loin, je leur parle des heures et des heures, on se soutient, on s’engueule parfois, on est honnête, et surtout on prend soin de nos liens car ils sont précieux. Moi j’habite dans un endroit où je ne connais pas d’autres lesbiennes (elles existent, mais je ne les trouve pas !) et me retrouver régulièrement au milieu de mes copines gouines, ça me permet d’être réellement moi-même.
Souvent, un « bébé gouine » peut se sentir perdu dans ce monde nouveau qui grouille de signifiants inédits, de codes précis et de références inconnues. S’il fallait constituer une trousse de survie, quels seraient les mots d’un « lexique de la gouinerie » ?
Marie Kirschen : Bien sûr, il y a quelques mots clés qu’on apprend rapidement à connaître, comme gaydar, butch, fem… Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup « appris » la culture LGBTQI dans la presse – je pense par exemple à Têtu, Lesbia, La Dixième Muse (les deux derniers titres n’existent plus aujourd’hui), dans les livres, notamment américains, et aussi via des blogs. Il fallait quand même beaucoup creuser pour arriver à ces contenus… Mais il me semble qu’aujourd’hui la culture queer et LGBTQIA+ est beaucoup plus accessible pour les jeunes queer via les réseaux sociaux où, avec les bons hashtags, on tombe rapidement sur des contenus qui décryptent et vulgarisent tout ça !
Marcia Burnier : Je pense que ça dépend aussi dans quel contexte on évolue car les mots ne seront pas forcément les mêmes. Moi j’ai d’abord évolué dans un milieu gouine majoritairement blanc, militant et urbain, et mon « lexique » n’est pas forcément compris là où j’habite désormais. Et puis surtout, les mots évoluent et peuvent être des marqueurs de génération ou de position sociale. Donc comme Marie, je préconiserais de fouiller les réseaux et d’écouter attentivement les mots utilisés par les personnes qui nous entourent.
Quels livres, films et séries mettriez-vous dans cette trousse à outils ?
Marie Kirschen : Je cite toujours la série de BD Dykes to watch out for (ou Gouines à suivre, en français) d’Alison Bechdel. Alison Bechdel est mon autrice préférée et elle y décrit la vie d’un groupe d’amies lesbiennes aux États-Unis, de 1983 à 2008. C’est un livre que je relis quand ça ne va pas car je le trouve très tendre, drôle et réconfortant.
Du côté des séries, malgré les années passées, The L Word reste bien sûr une référence. Et pour les films, je dirais Bound, des soeurs Wachowski, car c’est un film humide et sexy.
Marcia Burnier : En plus des conseils de Marie (j’adore Bechdel), je conseillerais Valencia de Michelle Tea, Zami d’Audre Lorde et il/le de Minnie Bruce Pratt.
Quelle chanson pourrait être la bande-son de ce livre ?
Marie Kirschen : Chappell Roan et son titre « Good Luck, Babe ! » que j’ai écouté en boucle tout le printemps et l’été dernier, au moment où on finalisait le livre. Un hymne particulièrement joyeux !
Marcia Burnier : Damn, Marie me pique toutes mes idées ! Alors je dirais Grace et Volupté Van Van – Main pleine.