Toute dernière BD de Liv Strömquist, La Pythie vous parle analyse la tyrannie du « fun » qui nous enjoint constamment à la beauté et surtout, surtout, à l’amusement.
Bien manger, dormir, faire du sport ne suffit plus. Il faut être heureux, avoir beaucoup d’amis, savoir s’amuser, faire de la méditation, écrire les choses qui nous rendent heureux, activer nos muscles profonds, arrêter le gluten. Comment l’injonction à l’épanouissement et à la beauté s’immisce-t-elle jusque dans l’inconscient collectif au point de nous aveugler quant aux causes qui nous meuvent ?
Après avoir publié nombre de BD de références sur les rapports inégalitaires entre hommes et femmes, Liv Strömquist élargit le spectre de son enquête à d’autres de nos constructions sociales. Alors que Grandeur et décadence (2017) proposait déjà un pas de côté avec son étude sur les effets collatéraux du néolibéralisme, avec Dans le palais des miroirs (2021) elle interrogeait notre rapport compulsif à l’image et décryptait, dans Astrologie (2023), l’engouement nouveau pour les sciences occultes.
Dans La Pythie vous parle, Liv Strömquist débusque le fonctionnement de la tyrannie du fun. Quel est cette sommation contemporaine qui, nous ordonnant de profiter, se fait passer pour LA recette du bonheur ? Si le divertissement avait sa finalité en lui-même – nous nous amusions pour le seul plaisir de le faire -, il est devenu un moyen néolibéral pour vendre de nouveaux services et produits en pagaille.
Mets-y un peu du tien !
Notre société est malade de cette accentuation irrépressible qui voudrait tout calculer et tout optimiser. Notre vie sentimentale, notre régime alimentaire, notre condition physique jusqu’à notre détente. Selon Hartmut Rosa, en passant son temps à chercher comment combattre la mort par avance on finit, par « appauvrir sacrément la vie » en ne laissant plus de place à l’imprévu.
Le truc, c’est que le caractère obligatoire de l’injonction cosmique/post-capitalistique à « s’amuser » en élimine la possibilité même – puisque « s’amuser », ce n’est ni obéir à un ordre ni répondre à une exigence – s’amuser c’est une irruption inattendue de quelque chose au-delà et en dehors de tout contrôle.
La Pythie vous parle – Liv Strömquist
Ne suis aucun conseil !
Si le livre s’ouvre sur la parodie de la routine beauté d”une influenceuse, Liv Strömquist ne perd pas son habitude généreuse qui consiste à faire converger grand nombre de personnages dans son livre. Réels ou fictifs, célébrités ou légendes, elle expose un éventail de vies d’époques et de cultures différentes. Tous azimuts, elle convoque Sainte-Catherine de Sienne, l’astrologue des stars, Carroll Righter, la déesse de la Fortune, Diogène.
Celle qui a commencé dans le fanzinat, assume un style do it yourself avec des silhouettes peu détaillées, une écriture manuscrite, des couleurs tranchées. Aussi, ce plaisir au dessin est imprégné de sa curiosité à comprendre les rouages conceptuels avec, souvent, beaucoup d’humour. Son enquête graphique est extrêmement référencée : Theodor W. Adorno, Eva Illouz, Zygmunt Bauman, Hartmut Rosa. Elle réussit, en quelques pages, à récapituler le coeur de leur pensée sans que cela ne soit jamais indigeste ou simpliste. Elle saisit la substantifique moelle et le nouage théorique décisif pour faire avancer la réflexion.
Pour cela, elle pense minutieusement l’organisation des planches et la mise en forme du texte. Ainsi, la rythmique des phylactères, découpés en petits paragraphes, dessinent une carte mentale expansive qui guide notre réflexion. Elle injecte même des apartés et des traits d’esprit, destinés aux lectrices et lecteurs. Exemple avec cette bulle titrée AVERTISSEMENT : « je comprends environ 5 % de Lacan. N’hésitez pas à le lire dans le texte si ça vous intéresse ! ».
Finalement, Liv Strömquist nous confie son penchant pour les conseils des pythies antiques. Elles avaient l’art des recommandations suffisamment ambiguës pour ne pas être prescriptrices. Leur parole devait être interprétée pour s’en faire son histoire. Selon elles, s’il ne fallait suivre qu’un conseil, il faudrait n’en suivre aucun.
La Pythie vous parle de Liv Strömquist, traduit par Sophie Jouffreau, Rackham éditions, 25euros.