Nyctalope, docteur en arts plastiques et auteur de BD, Morvandiau fait paraître deux livres cette année. Vigil est un recueil de dessins arrachés à la nuit et Contrebande, une histoire de la bande dessinée alternative depuis les années 1990. Rencontre.
Connu pour ses bandes dessinées telles que D’Algérie (2007) ou Le Taureau par les cornes (2020), Morvandiau publie deux ouvrages qui continuent d’interroger le statut et les limites de la BD. Son livre Vigil est une série d’autoportraits réalisés lors de ses nuits d’insomnie. Dans ces représentations, il fait subir à son profil déformations, fragmentations et dédoublements.
Contrebande est la version retravaillée et raccourcie de sa thèse, « L’art de la contrebande ? Tentative de cartographie des pratiques de la bande dessinée alternative contemporaine », paru aux éditions du Commun. Cet essai étudie les initiatives éditoriales et esthétiques de la BD depuis une trentaine d’années comme les explorations visuelles, les choix économiques et politiques qui s’opposent notamment à la seule loi de la rentabilité.
Quel a été votre premier choc esthétique ?
J’ai un souvenir assez fort de livres de cuisine avec une imagerie très particulière qui fait rigoler aujourd’hui. Une esthétique complètement kitsch avec de gros gâteaux pleins de crème et des photographies aux couleurs très saturées.
Dessinez-vous depuis tout petit ?
Quand j’étais enfant, je dessinais avec mon grand frère qui a cinq ans de plus que moi. Il s’appelle Tanitoc. Il est dessinateur et enseignant de bande dessinée. Sous son influence, j’ai continué de dessiner à l’âge où d’habitude on arrête. Grâce à lui, j’ai commencé à rencontrer des gens dans le réseau de la bande dessinée notamment au festival d’Angoulême où il était étudiant. J’étais encore adolescent.
Par ailleurs, j’ai suivi des cours de dessin à Rennes où j’ai grandi. Un couple donnait un apprentissage selon la méthode Martenot. Ils étaient étonnants. Lui était vieille France mais avait beaucoup d’humour, très pince sans rire. J’ai suivi cette drôle de formation qui mélangeait une méthode assez classique (peinture à l’huile, fusain) avec des méthodes liées au dessin japonais ou chinois, ou encore au fait d’apprendre à dessiner avec les deux mains. C’est là que je me suis frotté au dessin et à la peinture sous toutes ses formes à une période où je me posais toutes les questions existentielles que l’on peut se poser à cet âge-là.
Quelles ont été les étapes importantes de votre début de parcours ?
J’ai fait un bac généraliste A3 (Lettres – Arts Plastiques) puis j’ai postulé aux Arts décoratifs de Strasbourg. J’ai été retenu mais j’ai arrêté au bout de quelques mois. Je n’avais pas la patience de faire les deux années attendues avant d’entrer dans la section illustration qui m’intéressait, créée par Claude Lapointe. Après, j’ai enchaîné les petits boulots alimentaires en commençant à avoir une activité très intensive de fanzines.
En 1996, après que des amis m’ont suggéré d’aller démarcher la presse et, avec un coup de bol, Les Inrockuptibles m’ont immédiatement fait travailler. Pendant un an, je fais un strip de bande dessinée hebdomadaire dans le courrier des lecteurs. Je comprends que je peux gagner un peu d’argent avec le dessin de presse qui devient mon premier financeur. La même année, paraît mon premier livre à être diffusé et distribué professionnellement. Teinté d’humour noir, il s’intitule Morvandiau cherche comment arrêter de mourir.
En parallèle, je collabore avec différents journaux et magazines alternatifs comme Jade, Ferraille ou L’œil électrique. J’apprends le fonctionnement de la presse en France à une échelle associative. Cela me passionne, je suis de près ce qui se fait et participe modestement à tout ça. Je fais aussi beaucoup d’interviews et rencontre ceux dont j’admire le travail comme Willem, Robert Crumb, Emmanuel Guibert. Je découvre la scène de l’époque. C’est hyper stimulant. Beaucoup des auteurs que j’ai interviewés, pour Contrebande, parlent de cette période comme d’un âge d’or. Il y a une profusion et un enthousiasme dingue.
Auteur de presse et de BD, vous organisez aussi des festivals, enseignez à la fac. Comment se combinent ces différentes fonctions ?
Mon parcours s’est dessiné dans la relation avec les autres et au contact de beaucoup d’associations. J’ai toujours eu plusieurs casquettes. Je suis d’abord un auteur-dessinateur mais assez rapidement je me suis intéressé aux médias en travaillant dans la presse mais en participant aussi à diverses aventures.
En 2001, j’organise un festival annuel qui s’appelle Périscopages dédié à la bande dessinée alternative. Je fais ça pendant dix ans de façon complètement bénévole en parallèle de toutes mes activités. C’est l’occasion de faire des rencontres et de voyager mais c’est aussi très énergivore et chronophage. En 2015, je relance un deuxième festival, avec une amie, Laurence Coste, qui se nomme Spéléographies. Une biennale des écritures.
Je continue en parallèle à faire des livres. Je publie notamment D’Algérie, en 2007, une enquête familiale puisque mon père est pied-noir. J’ai l’envie de faire ce livre mais, en interrogeant mon père, je m’aperçois que je connais très peu de choses. Alors, pendant cinq ans, je me documente sur l’histoire coloniale de la France et de Algérie pour être solide sur ce que je raconte.
J’ai rencontré Philippe Marcelé, auteur de BD et prof à la fac de Rennes via Périscopages. En 2011, il part à la retraite et me propose de reprendre un cours. Je mets donc un pied officiellement à la fac et m’occupe d’un atelier de bande dessinée avec des étudiants en arts plastiques.
Est-ce à cette période que vous débutez votre thèse ?
Quelques années après, oui. En 2012, je perds mon emploi au magazine Marianne pour des raisons économiques. Heureusement, je suis protégé par la convention collective des journalistes en tant que dessinateur de presse, ce qui me permet de partir avec quelques indemnités. Se formule alors l’envie de reprendre des études. Je réalise donc une validation des acquis de l’expérience (VAE) et en 2016, je commence cette thèse. Mes deux directeurs de thèse, Ivan Toulouse et Bertrand Tillier, me donnent un cadre méthodologique assez rigoureux. Cela est nécessaire car j’étudie le milieu dans lequel je me suis formé comme autodidacte. La difficulté est donc de parvenir à garder une juste distance avec mon sujet.
Vous décrivez les contours du mouvement de la Contrebande qui, « n’en faisant qu’à sa tête », cherche à « faire bouger les lignes tracées par l’édition industrielle ».
En effet, j’ai essayé de faire le portrait de ceux qui ne se revendiquent pas comme un mouvement concerté mais qui impulsent quelque chose de neuf. Cela s’explique notamment par la dégringolade économique de la presse de bande dessinée à la fin des années 80. C’était un lieu d’expérimentation et d’expression pour les dessinateurs. Comme il disparaît, ils créent, presque de façon spontanée, un espace pour pallier ce manque.
Dans la thèse, je m’attèle aux questions suivantes : Comment se fait-il que des artistes qui n’ont, pour la plupart, aucune formation en économie ou en création d’entreprise créent leur propre maison d’édition, de manière assez empirique, dans les années 1990 ? Comment réussissent-ils à créer ces structures, précaires mais inventives, qui existent encore trente ans après ? C’est remarquable tant du point de vue structurel que du point de vue esthétique car ils ont bouleversé le secteur de la bande dessinée.
Comment avez-vous procédé pour mener ce travail de recherche ?
J’ai recensé une centaine d’éditeurs sur deux générations, entre 1990 et 2000 puis entre 2000 et 2015. Je voulais étudier le mouvement dans la durée pour mettre en lumière les évolutions. Je me suis d’abord concentré sur la généralisation des technologies numériques qui modifient complètement les pratiques. Puis, j’ai observé les évolutions sociologiques comme le rapport homme-femme et les questions d’écologie. Enfin, j’ai noté le rachat de plusieurs éditeurs traditionnels par des grands groupes dans une logique purement capitaliste mais également le nouveau conditionnement de la chaîne du livre.
Comment êtes-vous passé de la thèse au livre publié ?
J’ai soutenu ma thèse en 2023. Quand j’ai eu fini de l’écrire, j’avais déjà convaincu les éditions du commun de la publier. Cela m’enchantait de faire paraître mon travail dans leur maison car mon propos est fortement teinté d’une analyse politique. On a réalisé un travail de réécriture. La thèse était deux fois plus conséquente en termes de signes que le livre.
Vous venez de faire paraître Vigil, un recueil d’autoportraits nocturnes, aux éditions Lendroit.
Vigil est le premier livre que je fais sans aucune décision préalable. Le livre rassemble des autoportraits faits lors de mes insomnies. Je les ai réalisés sur deux, trois ans à la fin de ma thèse. Une période très dure. La nuit, je dessinais pour me faire du bien. J’ai toujours fait du dessin d’observation mais suite au confinement j’ai recommencé. Je vis cette expérience comme un peintre du dimanche. Je fais des choses, je les dépose sur Instagram. Mathieu Renard, l’éditeur des éditions de Lendroit, est un ami de longue date. Il m’a sollicité pour en faire un livre. J’ai trouvé ça gratifiant et généreux. On a donc aligné toutes ces images dans l’ordre chronologique et, c’est comme ça que ce livre est né.
Quelle expérience particulière est-ce de dessiner la nuit ?
Ce livre a été fait alors que je traversais une crise personnelle. Durant ces nuits où ça ne va pas hyper bien, j’arrive à désamorcer les crises d’angoisse en me dessinant. Ça produit comme de l’autohypnose donc, je continue. La nuit me donne une certaine tranquillité. Je sais qu’on on ne va ni me téléphoner, ni m’envoyer de mails. Je me concentre sur le dessin. J’ai quelques miroirs dans mon atelier. Je cherche des positions. J’essaye des choses. Finalement, un autoportrait en entraîne un autre. Et contrairement à l’impression que peuvent renvoyer ces images, je prends beaucoup de plaisir à faire ça.
Que capte-t-on en se représentant soi ? Vous écrivez que vous vous scrutez !
L’autoportrait n’est pas un exercice purement narcissique bien que ça le soit forcément un peu ! C’est vraiment se prendre soi comme motif. C’est aussi très pratique car on est, soi-même, le modèle le plus docile qui existe. Je peux rester deux heures sans bouger ou faire une grimace, choses que je n’oserais probablement pas demander à quelqu’un d’autre. C’est aussi très libérateur de faire du dessin gratuitement pour un auteur de bande dessinée ou un dessinateur de presse. Sans être au service d’une histoire ou d’une mise en page particulière.
Comment choisissez-vous vos techniques ?
Quand on fait du dessin d’observation, le dessin est une interprétation de ce que l’on regarde. Il y a toujours des problèmes à résoudre. Comment reproduire cette posture de trois quarts ? Comment rendre cette lumière sur la tête avec tel outil ? Alors, chaque technique apporte des solutions différentes. Dans le livre, il y a du crayon, de la pierre noire, de la gouache, du fusain, du pastel gras, du pinceau, du feutre, du crayon de couleur.
Y a-t-il des références d’autoportraits qui sont importantes pour vous ?
Je regarde beaucoup le travail d’autres dessinateurs, peintres et photographes. Et pas uniquement les autoportraits. Willem est un des dessinateurs dont j’admire le plus le travail. Il a 83 ans et il m’épate. Il est encore au fait de tous les fanzines qui paraissent. Je lui ai envoyé Vigil et il en a parlé dans une chronique. Il a écrit quelque chose comme : même Rembrandt n’aurait pas eu l’idée de faire son autoportrait dans la porte des toilettes.
Oui, évidemment, Rembrandt même si c’est une référence écrasante. Je pense aussi au livre, Chronographie, de Dominique Gobelet et de sa fille Nikita Fossoul qui m’a bouleversé. Le principe qui les guidait était de se dessiner l’une et l’autre pendant plusieurs années. Ce livre est magnifique tant au travers de son esthétique que de la simplicité de l’idée qui en fait un chef-d’œuvre.
Quel est le dernier livre qui vous a marqué ?
Un des derniers livres les plus marquants – que j’évoque dans Contrebande – est Creuser voguer de Delphine Panique paru chez Cornélius. Dans sa préface, elle écrit sur la BD du réel qu’elle décrie complètement. Elle raconte son expérience malheureuse dans une revue qui lui a commandé un reportage de bande dessinée et, pour laquelle, elle s’est retrouvée à dessiner des gens en train de mourir au milieu de la Méditerranée mais que, elle-même, n’avait jamais rencontrés. Elle dit le paradoxe de cette notion de bande dessinée du réel où l’on raconte parfois des choses que l’on n’a pas vécues et avec lesquelles on a une distance assez malsaine.
Dans ce livre, Delphine Panique invente des métiers imaginaires. Ce sont des portraits de femmes principalement qui racontent leur expérience de ces métiers. En partie exilées, en tout cas précaires, elles sont obligées d’accepter des conditions de travail complètement intolérables. C’est très fort car c’est une histoire de fiction pure et c’est graphiquement très minimal. Elle réussit avec cette fiction à en dire dix fois plus qu’avec un reportage littéral sur tel ou tel événement qui se passe dans le monde.
Si vous deviez choisir un livre du jour et un livre de la nuit, quels seraient-ils ?
Je dirais Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (1899), pour le livre de la nuit et, Mes amis d’Emmanuel Bove (1924), pour le livre du jour. C’est un livre assez étonnant et qui a été illustré par François Ayroles, un auteur de bande dessinée que j’adore.
Vigil de Morvandiau, Lendroit éditions, 25euros, imprimé à 200 exemplaires.
Contrebande de Morvandiau, éditions du commun, 25euros.
L’artiste est à retrouver sur son site et sur Instagram (@misteurmorvandiau).