Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, retour sur un moment de cinéma délicieusement délirant, un conte punk et tragique qui n’en finit pas de créer le rêve : le Moulin Rouge ! de Baz Luhrmann.
Eté 2001. Le festival de Cannes fait son entrée annuelle dans les salles de la Croisette. Sur les écrans du Palais des festivals, un petit OVNI survitaminé vient ouvrir les festivités. Bizarre, charmant, magique, déroutant… Moulin Rouge ! fait une arrivée fracassante dans le cœur du public français et international, et créé un engouement qui l’emmènera jusqu’aux Oscars. 20 ans et quelques plus tard, cette fable déjantée n’a pas perdu une once de son charme.
Le cerveau derrière le monde fantaisiste de Moulin Rouge ! s’appelle Mark Anthony, dit « Baz », Luhrmann. En 2001, le réalisateur australien est encore novice. Il n’a tourné que deux films, mais son dernier opus, Romeo + Juliet, a déjà fait trembler la Berlinale et propulsé Leonardo DiCaprio au rang de superstar romantique hollywoodienne. Inspiré du classique de Shakespeare, Romeo + Juliet est encensé tant par la critique que par le public. Le film souffle un vent de fraicheur sur les adaptations shakespeariennes, alors plus facilement associées aux programmations du dimanche sur la BBC qu’à des aventures vibrantes empruntes d’une vraie modernité.
Si beaucoup ont joué le jeu, dangereux, des adaptations d’œuvres classiques à l’écran, Baz Luhrmann en a fait une véritable marque de fabrique. D’abord avec Romeo + Juliet, puis Moulin Rouge !, jusqu’à son Gatsby en 2013, et plus récemment l’adaptation de Last Train to Memphis en biopic d’Elvis Presley. La recette évolue peu, mais demeure efficace : un conte classique plongé dans une baignoire d’acide, pour en ressortir, dans un écrin explosif et chatoyant, l’expression ultime du romantisme selon Baz Luhrmann.
On était jeunes, on était fous
Avec Moulin Rouge !, le metteur en scène trouve le terrain de jeu idéal pour réaliser sa vision. Quoi de plus romantique que Montmartre ? La Bohème ? Qu’un amour impossible sur fond de french cancan et de verres d’absinthe ? Qu’un jeune poète débarquant à Paris, des rêves plein la tête, pour y trouver l’amour et la liberté ?
Si ainsi posée, l’intrigue semble légère, c’est qu’il faut lui apposer la profondeur et les péripéties d’un autre grand conte classique : La Traviata de Verdi. L’opéra en trois actes, lui-même adapté de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils, est un incontournable de la vie bohème et de l’amour malmené. Alfredo, jeune provincial rêveur, y tombe amoureux de Violetta, courtisane au passé sombre, que les conventions, en plus de la maladie qui la ronge, destinent à une existence tourmentée, sans amour.
Chez Luhrmann, Alfredo devient Christian (Ewan McGregor), et Violetta devient la belle Satine (Nicole Kidman). Le couple se rencontre autour d’un malentendu, et tombe éperdument amoureux. Mais Satine, convoité par le Duc et asservie par sa vie de prostituée, peine à s’abandonner pleinement à son amant. Son existence ne lui appartient pas. Son corps, sa liberté, sont les propriétés d’un ordre masculin qui ne saurait lui pardonner aucun désir d’émancipation. Le passé la condamne : une vie entière à appartenir à d’autres a épuisé son corps et son esprit, et la tuberculose la ronge. C’est de cette tragédie, de l’inéluctable, que Baz Luhrmann fait jaillir l’idée d’un amour aussi fort que torturé.
Une certaine vision du romantisme
Dans La Traviata, comme dans Moulin Rouge !, le personnage du jeune premier romantique est mis à mal par la confrontation d’idéaux mal placés avec l’objet du désir. L’amour de Christian est un sentiment faussement noble, puisqu’il s’accompagne de la même jalousie, du même besoin de domestiquer, de contrôler, de décider pour l’autre, que la convoitise presque matérialiste ressentie par le Duc. La folie « amoureuse » qui l’habite l’entraîne dans ses penchants les plus pervers. Il est tour à tour colérique, possessif, injuste… Jusqu’au coup de grâce, l’humiliation ultime qui le range pour de bon du côté des bourreaux.
Touché dans sa fierté et ses rêves d’absolu illusoires, il s’enferme dans un élan de colère destructeur, et rabaisse Satine à sa condition de captive, de corps, d’objet sans vie, en somme. La tragédie des amoureux maudits n’a en réalité qu’une seule héroïne : Satine, qui dans un acte d’amour ultime, égoïste, ouvre la voix de sa propre émancipation, en même temps qu’elle rejoint son lit de mort. Pour la première fois, elle s’octroie le droit du choix, dans un geste défiant toute convention, pour devenir enfin un être à part entière aux yeux du monde qui l’a si cruellement marginalisée. Tout aussitôt, le rideau retombe sur le destin de Satine, libre, enfin.
Une petite révolution esthétique
Moulin Rouge ! est le tableau abouti de l’esthétisme décadent qui fait loi chez Baz Lurhmann. Comme dans Romeo + Juliet, le réalisateur se joue des codes, des époques, pour proposer un monde enchanteur et extravagant. L’image est saturée de couleurs, de détails, de superpositions de plans qui emmènent ses héros dans une danse désordonnée contre la montre. Cette patte, moins présente dans Australia et Gatsby, qui emboiteront le pas à Moulin Rouge !, autorise le metteur en scène à se libérer d’une intrigue un peu clichée, puisque le kitsch y devient une essence, un choix assumé et revendiqué.
A l’instar d’un Yórgos Lánthimos, qui imagine dans Pauvres Créatures un monde volontairement excessif, Baz Lurhmann cultive un travail de l’image d’une précision et d’une inventivité poussées à leur paroxysme. Un style marqué, reconnaissable, qui casse avec les conventions de son époque. Il casse aussi les codes du genre, les comédies musicales étant majoritairement travaillées pour plaire au plus grand nombre.
Le spectacle du millénaire
A ce spectacle visuel, Lurhmann ajoute l’ahurissante symphonie d’une bande son qui ne ressemble à aucune autre. Si les comédies musicales traditionnelles préfèrent des séquences musicales soit totalement originales, soit adaptées d’un livret préexistant – souvent emprunté à Broadway – , le réalisateur australien fait le choix de rassembler et réimaginer les morceaux qui ont marqué son monde. Offenbach, Rodgers & Hammerstein, David Bowie, Nat King Cole, Nirvana, Madonna ou encore Les Beatles… Ses inspirations sont le visage d’un siècle entier de musique, au tournant d’un nouveau millénaire. Réadaptées dans des mélodies mémorables et à la hauteur de la tragédie qu’elles racontent, chaque chanson crée la surprise. Véritable célébration des artistes de son temps, Moulin Rouge ! est le témoignage rare d’un moment de l’histoire de la Musique, un festival visuel et acoustique grandiose.
C’est ce même amour de la musique, et de son époque, que Baz Lurhmann emporte dans sa nouvelle adaptation de Moulin Rouge !, sur les planches de Broadway cette fois-ci. Avec un livret revisité pour inclure de nouveaux artistes, plus contemporains, aux côtés des séquences toujours incontournables du film, la relève est résolument assurée. Moulin Rouge ! rejoint donc les rangs des rares films faisant l’objet d’une adaptation pour la scène. Preuve supplémentaire, s’il en fallait une, de la vie atypique et du caractère éternel du diamant de Baz Lurhmann.
Moulin Rouge ! est disponible en France sur la plateforme Disney +.