STYLE

Mauvais genre ! Vêtement, culture et scandales

Depuis l’Antiquité, l’habillement des corps, le goût de l’apparence, le soin attaché à la parure ont toujours été sujets à commentaires, à régulation, à législation. Utilisé pour signaler une certaine dignité, pour affirmer son appartenance à telle ou telle frange de la société, le vêtement constitue un véritable lien symbolique entre l’individu et sa communauté – lien qui se rompt aisément à cause d’une jupe trop courte, d’un chapeau inconvenant ou même d’un tissu trop délicat. Ce sont toutes ces contradictions que s’attache à mettre en valeur l’exposition Tenue correcte exigée : quand le vêtement fait scandale, qui se tient au musée des Arts Décoratifs jusqu’au 23 avril 2017 et qui révèle la tyrannie essentielle d’un ensemble de codes que la société demande de respecter.

C’est là que se trouve le point de tension : si l’État ne réglemente plus l’habit, la société se charge encore de réprouver le moindre écart aux règles si capricieuses de la bienséance. On n’exige, en apparence, rien de vous dans votre mise. Et pourtant, gare au (fashion) faux-pas, qui sera perçu au choix comme de la bêtise, du mauvais goût ou pire, de la provocation. Les femmes en particulier se sont toujours vu imposer quantité de critères de beauté, d’humilité, de respectabilité. L’habit fait-il le moine ou le mannequin ? Qui décide de votre style, vous-mêmes ou la société ? Ce sont ces questionnements très actuels que soulèvent les siècles d’Histoire du vêtement et de la mode présentés dans cette exposition.

Un peu d’Histoire

Le vêtement comme symbole d’appartenance à une caste : l’exemple occidental

La société qui distingue différents groupes sociaux le fait d’abord à partir du vêtement. C’est le rôle même de l’uniforme, d’une réglementation parfois très pointilleuse des matériaux utilisés et des formes de parures attribuées aux différentes franges de toute société.

Sénateurs, esclaves, chefs de tribu, seigneurs, chevaliers, princesses, moines, paysans, cuisiniers, cochers, policiers, ouvriers, avocats, hommes d’affaires… C’est le Carnaval, depuis sa naissance dès les débuts de la civilisation occidentale, qui nous permet de prendre conscience de ce pouvoir de la tenue à travers l’inversion des rôles du maître et du serviteur. Quand aujourd’hui certains parlent d’appropriation culturelle lorsque des célébrités caucasiennes ultra-médiatisées arborent tresses africaines, hijab ou bindi sacré des Hindous, cela révèle au moins que l’habit est bien plus qu’une référence à une culture. Il est la dignité de cel·le·ui qui le revêt, et reste souvent pétri de sacré. Ce sont, donc, les ordres religieux qui furent les premiers à se détacher de la masse par le recours au vêtement différencié : dans les ordres chrétiens, les soutanes et voiles aux couleurs modestes des moines et des religieuses symbolisaient ainsi un certain détachement des aspects matérialistes de cette vie mortelle. Mais en progressant dans la hiérarchie des prêtres et évêques, la tunique blanche se voit ajouter une écharpe de couleur vive, et dote ainsi les grands d’une certaine dignité.

C’est aussi par ce biais de la religion et de la prise qu’elle exerçait sur les mentalités que l’on peut retrouver l’importance attachée au vêtement et à sa couleur à travers les premières représentations picturales destinées à l’éducation des masses dans les églises. L’art, au XIIet au XIIIe siècle, de ceux que l’on appelle les Primitifs italiens, reflète ainsi cette association ancrée dans les esprits de la richesse matérielle et de l’élévation spirituelle, principalement par l’utilisation de pigments plus ou moins rares. Le bleu de lapis-lazulis était ainsi réservé à la coloration des vêtements de très hauts personnages tels que le Christ et la Vierge Marie, et le prix du tableau n’était non pas indexé sur la réussite esthétique de la composition mais sur le coût de ses matières premières. Les auréoles dorées des saints procèdent du même mécanisme d’identification, et ce sont ces codes picturaux qui contribuent à nous faire comprendre comment fonctionnait cette différenciation : grâce au vêtement. Celui-ci devient alors un symbole de la fonction de son porteur, mais en un sens bien plus fort que la simple référentialité que pense Platon. En s’habillant le matin, en choisissant sa tenue en fonction des circonstances et surtout de l’image que l’on veut donner à autrui, on s’installe dans notre personnage.

Légalité et légitimité

Ces pratiques vestimentaires se sont peu à peu institutionnalisées : effectuant ainsi un passage entre individu et société, certaines en sont parfois devenues affaires d’Etat. Dès 1399, Charles VI interdit ainsi le port de « faux visages », ces capuchons enveloppants qui ne laissaient voir que les yeux et interdisaient toute identification. L’exposition Tenue correcte exigée : quand le vêtement fait scandale, ne s’empêche pas des parallèles tentants et révélateurs, comme lorsqu’elle rappelle que tout récemment, au début des années 2000, le hoodie (ou capuche) est interdit dans certains lieux publics de Londres et de l’Oklahoma aux Etats-Unis à cause justement de cette possibilité d’anonymat. Ce fut aussi l’un des arguments élevés contre le port de la burka en France, que nous développerons un peu plus bas.

Ces lois pénètrent aussi la sphère du privé lorsqu’elles se permettent de réguler les mœurs, souvent du fait même de l’institutionnalisation d’un interdit. Le meilleur exemple reste celui de la loi française de 1799 finalement abrogée en 2013 : l’interdiction pour toute femme de porter un pantalon, sauf pendant ses trajets à bicyclette ou sur autorisation spéciale de la préfecture. Perçu pendant longtemps comme l’attribut des hommes, l’Histoire a oublié qu’il était une invention des Amazones pour pouvoir monter à cheval, une invention largement moquée… des citoyens grecs, bien trop fiers de leurs longues tuniques drapées !

1925 : « Smokey » Buchanan, de la police de West Palm Beach, mesurant le maillot de bain de Betty Fringle sur Palm Beach, pour s’ assurer qu’il est conforme à la réglementation introduites par les censeurs de plage.

1925 : « Smokey » Buchanan, de la police de West Palm Beach, mesurant le maillot de bain de Betty Fringle sur Palm Beach, pour s’ assurer qu’il est conforme à la réglementation introduites par les censeurs de plage. Image : General Photographic Agency / Getty Images

De nos jours, la loi française laisse les établissements décider librement de ce qui sera décrété correct et décent. Aucun texte ou règlement ne rend le port de la cravate ou des chaussures à talons obligatoire, mais les entreprises peuvent vous renvoyer vous rhabiller si votre tenue est jugée trop négligée. Concernant les établissements scolaires, c’est le règlement intérieur qui bannit le port de chaussures trop lâches ou de vêtements trop peu couvrants, sous des prétextes aussi variés que la sécurité des élèves, la distinction entre frivolité d’une « sortie à la plage » et sérieux attendu classe, ou le caractère inapproprié de certaines coupes de vêtements. Les proviseurs et CPE s’embourbent en effet régulièrement dans la distinction floue entre les interdictions à but pratique et celles issues de préjugés étouffants voire sexistes. En 2015, aux États-Unis et au Canada, de nombreuses voix se sont élevées et relayées sur les réseaux sociaux pour dénoncer des mesures de plus en plus restrictives à l’égard du dress code féminin, et qui interdisaient notamment jupes trop courtes et décolletés trop grands, accusés de trop en montrer et de… distraire les garçons ! Mais à partir de combien de centimètres une jupe est-elle appropriée ? Qui peut juger de la décence de certains hauts sans basculer dans le pur subjectif, et au nom de quoi ? Ces frictions remettent régulièrement en jeu la tension entre vie publique et vie privée, et révèlent tout ce que peut avoir de tyrannique une loi qui se veut amorale et surtout inclusive car laïque, et tout ce qui peut traverser l’habit d’interdits et d’étiquette.

Mode du Petit Journal, 4 février 1896, Musée des Arts Décoratifs, Paris

Mode du Petit Journal, 4 février 1896, Musée des Arts Décoratifs, Paris

Du côté de la bonne société, cette dernière avait peu à peu remplacé la loi, devenant une sorte de règlement intériorisé sur ce que l’on pouvait ou voulait porter. De nombreux ouvrages furent ainsi publiés tout au long des siècles comme autant de guides pratiques de la tenue adéquate. Depuis Ovide et ses recommandations gentiment railleuses dans L’Art d’aimer du Ier siècle avant J.-C. au blog BonneGueule qui prodigue aux messieurs de nombreux « conseils en style et vêtements de qualité », ces témoignages d’effets de modes et d’esprits d’époques variées ne jurent que par « l’étiquette », ces lois, écrites ou non suivant l’époque, du maniement de l’éventail le plus flatteur ou du port du chapeau selon l’heure, le lieu, le sexe, la condition maritale ou la présence de femmes. Ces principes possédaient en général un degré de précision impressionnant et souvent, pour des hommes et des femmes du XXIe siècle, assez ridicule. Le spectateur pourra en juger de lui-même à l’occasion d’une confrontation directe avec ces mœurs vestimentaires d’autres temps.

Loin d’appartenir à un passé révolu, on s’aperçoit alors que ces problématiques multiples liées à l’habillement et pétries aujourd’hui de sens politique, culturel et religieux, suscitent toujours de vives tensions. L’exemple le plus marquant, et surtout constamment réactivé en France, à l’instar de l’affaire du burkini de l’été 2016, étant celui du voile.

L’épineuse question du voile

Régulièrement, le voile est présenté comme un vêtement mettant en œuvre une odieuse tradition d’oppression des femmes. Quand on dit voile, aujourd’hui, on pense d’abord au hijab et aux autres voiles des cultures musulmanes. Pourtant, en y regardant de plus près, force est de constater que la question est complexe. Un premier élément de réflexion, si l’on se penche sur l’Histoire et les cultures du monde, est le caractère multiculturel du voile. Aujourd’hui encore il est porté dans beaucoup de cultures, que ce soit chez les musulman·ne·s, le jui·f·ve·s, les hindou·e·s ou les chrétien·ne·s d’Orient comme d’Occident. Pour autant, toutes ces cultures et traditions ne subissent pas les mêmes reproches quant au voile. Alors que souvent les responsables politiques s’offusquent du hijab, on n’entend personne appeler les sœurs entrées dans les ordres à abandonner leur voile pourtant porté aussi quotidiennement que le hijab. Derrière le vêtement se cache pourtant des significations analogues dans les deux cas. Chez les sœurs comme chez les musulmanes, le voile symbolise la reconnaissance de Dieu, la pureté voire la chasteté de la personne qui le porte et (surtout) une forme d’humilité – bien qu’initialement cette humilité soit due non pas aux humains mais à Dieu. Un des principaux reproches fait au voile dans les traditions musulmanes est son élargissement à l’ensemble des femmes dans la société. C’est un reproche car, ainsi, ce ne sont plus seulement les plus pieuses, vouant leur vie à Dieu mais toutes les femmes qui doivent l’humilité, par extension non plus seulement à Dieu mais aussi aux hommes.

Cette réflexion nous amène au point suivant : la notion de soumission induite par le port du voile. C’est sur cette idée que s’appuie la plupart des batailles menées dans les pays occidentaux contre le voile – en tout cas en apparences. Les opposant·e·s au port du voile arguent qu’il est non seulement un symbole mais aussi un outil et un résultat de la soumission des femmes envers les hommes. Ainsi, on peut inscrire la lutte contre le port du voile dans une lutte féministe. Ainsi, on peut se revendiquer pour une émancipation complète du « sexe faible » en dénonçant et en voulant interdire le port d’un vêtement. C’est ici que le bât blesse. Le combat pour l’émancipation des femmes passerait donc par l’empêchement d’un éventuel choix de porter le voile. Avec cette logique, on se rend rapidement compte que l’on va là aussi imposer quelque chose qui devrait se trouver dans la sphère personnelle – à partir du moment où l’on estime que mes habits relèvent d’un choix personnel. Une politique d’interdiction du voile serait donc tout sauf vectrice d’émancipation, puisqu’elle serait encore interdiction de m’habiller aussi librement que je le veux. Attention cependant, cela ne donne aucune légitimité à l’obligation du port du voile, mesure tout aussi oppressive, si ce n’est plus, que son interdiction. Dans les deux cas un choix est imposé, donc dans les deux cas la pleine liberté n’est pas reconnue et respectée sans que l’un des choix soit directement néfaste à la société fixant les règles.

Le combat de certain·e·s contre le voile comporte un autre versant que celui de l’émancipation des femmes. On peut très facilement le reconnaître à la manière dont certaines personnes parlent du voile : le voile islamique. Cette précision n’est pas anodine. Tout d’abord, elle exclut immédiatement du débat le port du voile par toutes les autres cultures et religions, alors même que dans chaque cas les significations sont proches voire identiques. Ensuite, elle considère différentes traditions liées à l’Islam sans aucune distinction et participe donc, ainsi, à une idée approximative de ce qu’est la culture musulmane. Face à de tels arguments, liés à des déclarations politiques quant à l’immigration, à l’intégration, au statut de certaines populations, nous sommes en droit de nous demander si cette véhémence à l’égard du voile n’est pas l’arbre qui cache la forêt : une véhémence envers tout une culture.

Aime la culture, TOUTE la culture, et l'anonymat. Pas facile d'en faire une biographie, dans ce cas. Rédactrice et Secrétaire de Rédaction pour Maze. Bonne lecture !

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