MUSIQUE

Femmes électroniques

Il y a quelques mois, Resident Advisor, fameux webzine spécialisé en musique électronique, publiait son classement des cent meilleurs DJs internationaux de l’année 2016. Comme il s’agit d’un catalogue d’artistes déjà très établis, l’analyser permet de comprendre en partie les rouages de l’industrie, toujours plus puissante, de la dance music. Très vite, on constate une troublante quasi absence, celle des femmes.

Pour cent musiciens électroniques, elles sont huit. La première se glisse à la dixième place. Il s’agit de la talentueuse The Black Madonna suivie un peu plus loin par la russe férue de techno, Nina Kraviz. Toutes deux sont d’ailleurs, auprès de Jon Hopkins, résidentes aux prochaines Nuits Sonores, festival remarqué par sa programmation de qualité mais aussi récemment critiqué pour son line-up trop masculin.

Les femmes souffrent ainsi en général d’un cruel manque de visibilité. Aujourd’hui, ces faits révèlent une superstructure idéologique encore largement patriarcale. Pour autant, la musique électronique, révolutionnaire par ses nouveaux moyens de production technologique dans les années 1960, l’est aussi plus tard dans son engagement politique. En effet, la techno et la house naissante des années 1990 aux États-Unis sont une voie d’expression des minorités notamment des noirs et des homosexuels. Par exemple, le groove comme répétition d’un beat profond et entraînant offre un moment d’éternité loin des déterminations sociales et historiques. Malgré la nature subversive intrinsèque à la musique électronique en tant qu’art, un plafond de verre subsiste pour les femmes dans le DJing ou la production. Qu’est-ce qu’être une femme dans cet univers hyper-masculin ?

Être seule(s)

S’immiscer dans un monde d’hommes, c’est subir un entre-soi masculin parfois oppressant. D’abord, subsiste un vieux préjugé plus ou moins conscientisé selon lequel l’agilité technique est un attribut masculin. Les femmes n’aimeraient pas manipuler ces machines imposantes de la boîte à rythme aux logiciels les plus complexes. Elles sont plus volontiers assignées à leurs prestations vocales jugées (souvent à raison) sensuelles comme dans le titre disco intemporel I Feel Love de Donna Summer. Ce n’est peut-être pas anodin si l’industrie du rock et de la pop fait davantage place aux artistes femmes. Pensons, par exemple, au modèle toujours en vigueur de la chanteuse pop sexy sur-produite de Britney Spears à Ariana Grande.

 

Ainsi, une DJ comme une productrice est encore marginalisée dans son choix d’expression musicale. Quand elle parvient courageusement à trouver sa place artistique, elle peut, ensuite, être sexualisée. En effet, ces musiciennes subissent souvent des remarques voire des gestes déplacés (lot également des danseuses en club). Elles sont parfois encore, non sans violence, renvoyées de manière systématique à leur apparence physique estimée plus ou moins désirable.

Être déjà là

Malgré la ténacité de ces préjugés et comportements sexistes, les femmes n’ont pas été que des muses inspirantes mais aussi des créatrices inspirées. Par exemple, dans les années 1960, la compositrice britannique Daphne Oram invente les Oramics qui permettent de créer des sons électroniques. Son travail innovant et profondément moderne détonne notamment au regard de sa formation poussée en musique classique. Ainsi, par son inventivité, elle participe aux fondements de la musique actuelle.

 

Les femmes n’ont pas été que des muses inspirantes mais aussi des créatrices inspirées.

En outre, être mise à l’écart peut susciter des identités musicales hybrides parfois aux limbes de la musique électronique. L’iconique auteure-compositrice et actrice jamaïcaine, Grace Jones, s’est ainsi imposée à la fin des années 1970 en dépit de son éducation ultra-conservatrice. Remarquée par son extravagance, son identité musicale est atypique. Elle commence sa carrière musicale avec des titres très disco puis se réinvente avec des albums plus new-wave. Par exemple, le titre Nightclubbing marque l’histoire de l’électronique par sa voix puissante et poseuse ainsi que par ses sonorités entraînantes mais toujours raffinées.

 

Être dans son temps

Au-delà du parcours d’une femme, évoquer Grace Jones nous fait revenir sur l’étoffe d’une diva pop. Or, aujourd’hui, les musiciennes affirment davantage leur art en sortant des edits sur des labels pointus ou, la nuit tombée, en se produisant lors de lives ou de DJ sets. Avec la démocratisation accélérée et élargie de ce genre musical, les femmes s’expriment plus qu’auparavant par la richesse du tissu sonore électronique qui les a toujours fascinées. Qui sont ces femmes affranchies ?

L’anglaise Janine Rostron, plus connue sous son nom de scène Planningtorock, produit une musique mêlant voix trafiquées et beats envoûtants. Elle n’est pas sans rappeler l’ancien groupe The Knife, composé par la chanteuse Fever Ray et son frère. Chez Planningtorock, les inserts électroniques, toujours au service de l’émotion, semblent brouiller les frontières entre les genres.

 

Par ailleurs, soirées après soirées, le collectif Girls Girls Girls composé entre autres de Piu Piu et Betty Bensimon, féminise le monde de la nuit. De façon encore plus engagée, la team Barbi(e)turix promeut de nombreuses artistes avec des line-up presque exclusivement féminins lors des célèbres soirées lesbiennes WET FOR ME. Au fil des années, on peut y (re)découvrir la techno minimale d’Ellen Allien, la house efficace de la charismatique Kim Ann Foxman, la techno french-touch de Louisahhh ou encore les subtiles et éclectique mixs de Clara 3000 du label parisien Kill the DJ.

 

Les femmes raffolent ainsi, tout autant que les hommes, des variations infinies offertes par nos machines. Est-ce à dire que le média électronique, tourné vers le futur, adhère à la confusion de nos esprits modernes ? Évoquons encore quelques femmes de notre temps. Tokimonsta est une productrice américaine mêlant savamment hip-hop et pop-electronic. Dans une veine plus underground, se produit la jeune canadienne Jayda G qui hérite d’une génération house pointue. Comment ne pas être aussi sensible à l’énergie déployée par DJ Moxie, résidente des soirées On Loop, dans ses mixs d’une fraîcheur groovy très efficace sur le dancefloor ?

Comme un autre

En somme, l’électro, au même titre que le rap, reste à dominante masculine. Pourtant, la scène nous le prouve, la femme est un producteur ou un DJ comme un autre. Curieuse, elle veut insuffler son énergie interne par le biais de nos machines contemporaines. Pour lutter contre l’autocensure ou même le cruel manque de visibilité, il faut tordre le cou aux préjugés. Ce mouvement déjà initié doit se poursuivre du dedans. Mesdames, continuez à danser telles des nightbirds, continuez à découvrir de nouveaux artistes et surtout continuez à créer. Car, comme le dit Nieztsche dans un de ses fragments : “Il n’y a pas d’art pessimiste… L’art affirme.”

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