LITTÉRATURE

Lorenzaccio, la bande dessinée

En ce début de mois de décembre, vous reprendrez bien un peu de mélancolie, pour accompagner votre tasse de chocolat chaud devant la cheminée ? C’est du Musset, que nous vous proposons. Enfin… pas tout à fait, puisqu’ici il s’agit d’une adaptation de sa très célèbre pièce Lorenzaccio. « Adaptation » ? Pas si sûr. Voyons ce que nous réserve cette bande dessinée.

Elle se présente d’abord sous la forme d’un grand album, un one-shot (donc en un tome), à l’aspect sombre. Sur sa couverture gris foncé, un homme nu à l’aspect cadavérique brandit un poignard. On ne voit pas son visage, dissimulé derrière ses cheveux tombants d’un noir flou. Il est bien indiqué « d’après l’oeuvre d’Alfred de Musset », ce n’est donc pas une simple adaptation.

En effet, le point de départ est la pièce de Musset, mais Régis Penet, qui s’est occupé de tout le projet de A à Z, se focalise sur certains de ses aspects et prend des libertés avec le déroulement de l’histoire, la peinture des personnages, les textes… tout, ou presque ! En réalité, il nous livre sa propre interprétation, très sombre, de ce qu’il a lu, qui mêle textes extérieurs à la trame originelle de Lorenzaccio. Rappelons-la un peu :

Dans la Florence des Médicis, au XVIème siècle, Lorenzo, auquel on donne le surnom humiliant de « Lorenzaccio », médite l’assassinat de son cousin, le Duc Alexandre de Médicis, qui entretient un climat de débauche et de corruption au sein de cette ville qu’il gouverne. Ce personnage énigmatique, à plusieurs facettes, est ambigu de par son comportement, puisque de courtisan et proxénète attitré de son cousin, il peut passer subitement à la mélancolie la plus profonde et au désir brûlant de passer à l’action. Durant toute la pièce, l’intrigue se base sur les hésitations de Lorenzaccio et sur sa vraie nature. Va-t-il mettre ses plans à exécution ? Libérera-t-il Florence, rongée jusqu’à l’os par le vice ?

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Source : penet.canalblog.com

C’est autour de ce personnage fascinant que tourne l’intrigue de la bande dessinée. Son résumé n’annonce pas le déroulement de la tragédie, mais esquisse un bref portrait de celui-ci, intriguant, et dans lequel se croisent les termes « ange déchu », « carnaval de dupes », « souillure » et « corruption ». Ces quelques phrases annoncent la couleur de cette BD : ce sera le noir.

Elle est constituée d’une petite centaine de pages épaisses, au découpage hétérogène ; l’auteur ne se contente pas des enchaînements traditionnels de cases, joue sur l’emplacement des bulles, qui sont parfois totalement indépendantes de l’organisation des dessins, superpose les plans, et est changeant dans l’utilisation des couleurs. Ainsi, dans l’agitation de la foule, les couleurs vives se côtoient joyeusement. Mais lorsque Lorenzo se retrouve seul, et que l’on se focalise sur un arrêt du temps ou un aspect sombre du personnage ou de la ville, ce sont des tonalités grises, rougeâtres, auxquelles on a recours. À certains moments, une ou deux couleurs seulement apparaissent sur une double-page. Cet album est l’exemple même de l’étroite relation qui peut se former entre le scénario et le dessin, par l’interaction du style graphique et d’une charge émotionnelle, rendue par les couleurs, le découpage… Quelques fonds de pages se retrouvent ainsi entièrement noirs.

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Source : penet.canalblog.com

En bref, même s’il y a une certaine cohérence dans la peinture de cet univers qui sombre de plus en plus, un changement d’épisode occasionne souvent un changement dans le style du dessin. Le fil conducteur est incarné par Lorenzaccio, très pâle, squelettique, androgyne, aux cheveux noirs et longs, et d’apparence négligée. Toujours habillé de noir ou de rouge, aux lèvres noires elles aussi, les yeux clairs ourlés d’un trait sombre, c’est une sorte de clown triste ou de Pierrot corrompu qui évolue dans cet espace gangrené de toutes parts. C’est un cynique, et son image nous le montre bien. À ses actes incompréhensibles correspondent des changements dans son visage, qui se modifie au gré du dessin ; Régis Penet se laisse la liberté de changer légèrement son trait à chaque portrait, selon l’angle choisi et les émotions. Le résultat est déroutant, avec des expressions parfois très différentes qui font quelquefois douter du genre du personnage, mais il lui donne finalement une nouvelle dimension et le rend plus complexe.

Et puis plus qu’une adaptation, cette bande dessinée est une véritable réappropriation de l’oeuvre de Musset, puisque l’auteur utilise des fragments du très long poème La Nuit de Décembre, pour diriger l’élaboration de l’image du personnage principal vers cette voie mélancolique, empreinte de solitude. Dans ce monde de masques, Lorenzaccio en porte un mais se bat contre lui-même pour ne pas céder à la facilité et accomplir le meurtre tant désiré. L’histoire débute donc avec les premières strophes de la Nuit de Décembre, dans cette ambiance de carnaval, en théorie festive, mais où règne le malaise ; on sent déjà l’hypocrisie des habitants. Au moment de lancer les festivités, le despote lance à la foule : « Amusez-vous, c’est un ordre ! ». D’ailleurs, on découvrira plus loin d’autres images de la ville, beaucoup plus crues : une certaine violence se dégage dans certaines scènes, où sont disséminés des rats, des crânes, des statues qui semblent couler dans un fleuve de sang, soit autant d’incarnations de la mort et du dépérissement. Si ce carnaval en costumes du XVIè siècle semble situer l’intrigue dans la Florence de l’époque, on retourne ensuite à la sobriété du décor du siècle de Musset, excepté pour la garde-robe hors du temps de Lorenzaccio. Toutes ces petites modifications approfondissent certains aspects que l’auteur a choisis, préférant dépeindre la peste qui ronge la ville et renforcer l’aspect insaisissable de son personnage.

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Source : izneo.fr

La première image que l’on en a est d’ailleurs celle donnée par un portrait franc dès la première page, puis par une scène où, portant un masque devant un miroir, il se contemple. L’histoire débute lors d’un jeu pervers qu’il mène avec la fiancée de son cousin. Ainsi se succèdent différentes scènes, séparées par des portraits de Lorenzaccio avec, comme une voix-off , le poème déclamé par strophes. Montré dans une relation ambiguë avec le duc qui l’appelle « mon mignon », il semble être son compagnon « vil, débauché et provocateur ».

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Source : booknode.com

Peu à peu, les différentes facettes de ce personnage étrange nous sont présentées, et l’on doute en permanence de sa sincérité. Il semble être un pantin pour le duc, impuissant aux yeux des républicains, les opposants à ce régime autoritaire qui sont représentés par la famille Strozzi. Il fait figure d’agent double des deux côtés, mais seul lui sait ce qu’il va faire. Désabusé, cynique, Lorenzaccio semble avoir perdu tout rêve, tout espoir de sauver la ville, puisqu’elle ne veut pas l’être. Seul contre le monde puisqu’il a tout fait pour effacer toute confiance en lui, il se dit lucide sur le cœur des hommes, et par là nous rappelle la personnalité de Musset, qui ressort au travers du portrait que construit Régis Penet de Lorenzaccio. Lorenzaccio, qui explique ses choix en une phrase : « J’étais bon… pour mon malheur j’ai voulu être grand ».

Pour cet album, Régis Penet a remporté l’éléphant d’or du meilleur dessin, ce que l’on peut aisément comprendre, tant celui-ci renforce le caractère ambigu et malsain du personnage, qui se présente dans toute sa complexité au fil des pages.


A la fin, quelques poèmes sont retranscrits et accompagnés de dessins variés de Lorenzaccio, qui se trouvent aussi sur son blog, où l’auteur poste aussi ses actualités et de nombreux autres aperçus de ses projets.

http://penet.canalblog.com/

L’intégralité de la Nuit de Décembre : http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/alfred_de_musset/la_nuit_de_decembre.html

Pour en savoir plus sur Lorenzaccio, anciennement donné à la filière Littéraire pour le Bac : http://lettresvolees.fr/musset/index.html

Aime la culture, TOUTE la culture, et l'anonymat. Pas facile d'en faire une biographie, dans ce cas. Rédactrice et Secrétaire de Rédaction pour Maze. Bonne lecture !

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