LITTÉRATURE

Kenzaburô Ôé ou l’ambiguïté japonaise

Kenzaburô Ôé est une grande figure de la littérature japonaise contemporaine. Âgé de 81 ans aujourd’hui, il est connu pour sa lutte contre le nucléaire et pour son prix Nobel de littérature (1994). Passionné par ce qui dérange, c’est un grand écrivain reconnu. Mais ses écrits prennent une coloration particulière, qui peut ne pas plaire…

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Photo de Patrick Swirc pour Télérama – Droits réservés

L’écrivain qui savait surprendre son lecteur

Écrivain engagé dès le début de sa carrière, Kenzaburô Ôé exprime son militantisme anti-nucléaire en particulier dans les Notes de Hiroshima. Dans cet essai, Kenzaburô Ôé relate ses rencontres avec des victimes du bombardement nucléaire d’Hiroshima, appelées hibakusha  ; mais aussi avec des témoins, des médecins, des membres d’associations. Le lecteur est plongé dans des anecdotes aussi prenantes que terribles et découvre les multiples failles du système japonais de prise en charge des victimes, notamment concernant les victimes originaires de Corée qui n’ont jamais reçu aucune aide d’aucun pays. On est pris par le récit, pourtant relaté dans un style assez neutre, ni larmoyant ni accusateur. Certes, d’aucuns pourraient critiquer les longueurs de l’essai, mais chaque chapitre trouve tout de même sa place et son intérêt.

Une littérature qui dérange

Si nombre de ses œuvres portent un message politique, toutes ne sont pas aussi passionnantes. Du moins, Kenzaburô Ôé exprime bien plus fréquemment ses fantasmes malsains. Caractéristique de la littérature japonaise ? Sans doute. Cela n’en reste pas moins choquant pour qui n’y est pas préparé.

Dans Gibier d’élevage, le narrateur, un enfant, raconte l’arrivée d’un soldat ennemi noir dans son petit village perdu dans la campagne. Si le récit décrit bien la surprise des enfants face à un homme si différent de ce qu’ils connaissent, il met surtout en avant la brutalité des hommes, des villageois comme du soldat lui-même, qui, lors d’une scène mémorable, saute les premiers rendez-vous avec une chèvre pour passer directement à l’acte. Avec une chèvre !

Le roman Seventeen s’ouvre sur la voix du narrateur de 17 ans, qui décrit son rythme de branlette. Plusieurs chapitres peuvent provoquer une gêne, même chez un lecteur ouvert d’esprit.

Enfin, pour prendre un dernier exemple, la nouvelle Tribu bêlante rapporte l’humiliation infligée aux passagers d’un bus par des soldats étrangers, qui les forcent à s’agenouiller cul nu en imitant le mouton. En addition à ce fantasme sexuel atypique, le harcèlement des victimes par les passagers témoins (qui n’ont pas pris part à la tribu bêlante) fait perdre toute envie au courageux lecteur qui n’avait pas encore fermé le livre. Au fond, le lecteur de Kenzaburô Ôé n’est peut-être pas courageux mais plutôt voyeuriste.

L’inspiration au quotidien : l’histoire personnelle d’Ôé

On se passionne également pour les histoires mettant en scène un personnage handicapé mental, qu’il soit bébé ou adulte, inspiré de Hikari Ôé, le fils de Kenzaburô. Ce serait véritablement superbe si ce personnage n’était pas récurrent et toujours le même, avec le même rôle. Si l’auteur a parlé de son fils avec amour, affection et tendresse, le lecteur ne ressent pas tout cela pour un personnage qui n’apparaît que comme auxiliaire.

Après avoir lu Une affaire personnelle, Dites-nous comment survivre à notre folie, Le Jeu du siècle, Une existence tranquille et Une famille en voie de guérison, on découvre que Kenzaburô Ôé a osé déclarer dans un entretien : « Je n’écris jamais sur moi-même ». Il n’assume même pas ses propres obsessions et fantasmes (mentionnons ici qu’il appelle constamment sa femme “maman”).

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Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants – Gallimard

La richesse d’une voix insolite

Pour en revenir au positif, parlons des œuvres qui méritent d’être lues. Les Notes de Hiroshima, on l’a vu, sont porteuses d’un fort message engagé, et sont à lire avec beaucoup d’intérêt.

Seventeen, malgré quelques extraits sexuels dérangeants, est un roman passionnant qui donne la parole à un jeune homme qui découvre le milieu de la politique et de la propagande en s’enrôlant dans le parti d’extrême droite. L’accès à son intériorité lorsqu’il est confronté à ce nouveau monde qu’il ne comprend pas vraiment et qu’il a rejoint un peu par dépit offre une grande richesse au récit. Celui-ci est d’ailleurs inspiré d’un fait historique. La suite, dans le roman Mort d’un jeune militant, garde la même portée et tend à déstabiliser le lecteur. On a rarement accès à l’esprit d’un militant extrémiste. L’auteur a même été accusé de soutenir ces idées, ce qui en souligne la fine analyse pleine de vérité.

Seventeen - Gallimard

Seventeen – Gallimard

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants est également un roman porteur d’un fort message critique. C’est le récit de l’abandon d’un groupe d’enfants dans un village touché par une épidémie : tous les villageois s’enfuient, laissant seuls ces jeunes délinquants dans un village malade. Les enfants finissent par se lier d’amitié avec un jeune Coréen, habituellement ennemi des villageois. Mais la maladie se propage et ils sont enfermés dans le village. L’organisation des enfants est remarquable, et la critique finale du comportement irresponsable des adultes prend tout son sens.

Enfin, Une affaire personnelle raconte l’histoire de Bird, un homme marié à une femme qu’il n’aime pas vraiment, et dont l’enfant à naître se révèle avoir une hernie cérébrale, qui menace sa vie. Il doit donc faire le choix difficile entre laisser mourir son enfant et le faire opérer pour qu’il vive mais diminué, fortement handicapé. C’est le choix même qu’a dû faire Kenzaburô Ôé lors de la naissance de son fils Hikari. Si ce choix paraît cruel, Bird est un personnage rempli d’humanité, qui fait des erreurs et rêve de projets qui ne se réaliseront jamais. C’est un homme qui a des failles, qui est parfois tout à fait détestable, mais pour qui le lecteur ressent beaucoup d’empathie et de proximité.

En fin de compte, Kenzaburô Ôé écrit sur ce qui gêne, sur ce qui ne passe pas. Quel que soit le livre qu’on lise de lui, quel que soit l’avis qu’on en ait, on n’est jamais indifférent, et on ne l’oublie pas aussitôt qu’on passe à un autre. Il donne à réfléchir, il est détesté ou adulé, critiqué ou encensé. Il soulève un peu le voile de la réalité pour la donner à voir telle qu’elle est, dans sa laideur, son aspect malsain, dans son horreur.

Au risque de ne pas aimer, il faut tenter de le lire.

À l’exception d’Une famille en voie de guérison, toutes les œuvres mentionnées ici, et bien d’autres encore, sont disponibles dans le nouveau volume de la collection Quarto, chez Gallimard, paru en septembre.

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