LITTÉRATURE

Dracula, entre ombre et lumière

Calfeutré dans la voiture de votre hôte, vous jetez des regards angoissés au dehors. Le paysage, qui semblait si pittoresque pendant la journée, n’est, éclairé par les rayons blafards de la lune, plus qu’un océan sombre et inquiétant de résineux et de roches. Vous, Jonathan Harker, jeune clerc de notaire, êtes décidé à accomplir votre mission dans les plus brefs délais. Votre employeur vous a envoyé aux confins de l’Europe pour y négocier l’achat d’une propriété londonienne auprès du comte Dracula. La vie bouillonnante du monde moderne vous manque, tant la Transylvanie vous semble arriérée et superstitieuse. Soudain, des hurlements de bêtes déchirent le silence de la nuit ! Vous demandez au chauffeur encapuchonné si le domaine est encore loin mais il ne vous répond pas. Vous voyez alors des loups sortir de l’ombre, votre guide sauter du véhicule, lever avec autorité ses bras en leur direction et… les faire fuir. Une terreur innommable s’empare de vous. L’attelage se remet en route et vous dépose bientôt dans la cour d’un château en ruines. Une porte s’ouvre en grinçant. Le comte apparaît et vous dit dans un anglais entaché d’un étrange accent : « Bienvenue chez moi ! Entrez librement et de votre plein gré. »

Chef-d’œuvre gothique de l’irlandais Bram Stoker, Dracula ne rencontre pas, lors de sa publication en 1897, le succès escompté. Ce n’est qu’à la mort de l’auteur en 1912, que le livre ne rentre dans la légende et n’inspire des générations d’écrivains, de cinéastes et d’artistes. Roman épistolaire, achevé après dix années de travail, il plonge le lecteur dans l’Europe de la fin du XIXème siècle, où un être maléfique et damné arpente notre terre pour se nourrir du sang des vivants et les transformer en non-morts. Un groupe d’hommes, dont notre Jonathan Harker, va alors mettre son courage et son savoir au service de l’humanité pour la débarrasser de ce vampyr. Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir comment le roman traduit, plus qu’un affrontement entre Bien et Mal, une dualité ambivalente entre progrès et superstition.

Dracula, incarnation d’un univers archaïque et dépassé

Même si l’on retrouve des traces du mythe vampirique jusque dans les civilisations antiques, c’est à la fin du Moyen âge qu’il laisse à la postérité son souvenir le plus vivace. L’Europe slave, qui n’a pas encore profité des idées de la Renaissance, est alors secouée par les croyances occultes. Des Balkans au Caucase, on exhume les corps pour leur transpercer le cœur, de peur qu’ils ne reviennent à la vie. Le vampire de Bram Stoker, ayant élu domicile dans les Carpates, prend donc ses sources dans un monde chargé de légendes populaires.

Dès les premières lignes, Alors qu’il est à Bistritz, sa dernière étape avant le château du comte, Jonathan est frappé par la dévotion, presque maladive, de ses habitants. Une femme lui somme de ne pas aller dans les montagnes : « Savez-vous quel jour nous sommes ? […] C’est la veille de la Saint-Georges. Ne savez-vous pas que cette nuit, quand la cloche sonne minuit, tout le mal du monde sera maître sur la terre ? ». Elle lui offre même son crucifix pour se protéger du Malin ou plutôt du comte dont l’aura règne partout. À cette superstition, s’ajoute l’hétérogénéité ethnique et politique de ce « pays », ancré dans des temps anciens et féodaux et diamétralement opposé aux grandes nations modernes du XIXème siècle. Il est constitué d’une mosaïque de peuples comme les Saxons, les Valaques, les Magyars, les Szeklers et n’est pas uni sur le plan politique. Ainsi, la demeure de Dracula est située à la frontière entre les principautés de la Transylvanie, de la Moldavie et de la Bukovine. Jonathan écrit dans son journal : « C’est une des régions les plus sauvages et les moins connues de toute l’Europe ».

L’élément énigmatique du début du récit est le suivant : pourquoi un obscur seigneur des Carpates veut-il s’installer dans la banlieue londonienne ? Eh bien Jonathan l’apprend vite à ses dépens : Dracula n’est pas un homme et veut étancher sa soif de sang dans la ville la plus puissante de l’époque. Ce plan machiavélique peut être compris comme une revanche du vampire sur une nation impérialiste lorsque le lecteur apprend son histoire millénaire par le biais du docteur Van Helsing, principal acteur de sa traque : « Notre ennemi doit être, sans doute, le voïvode [chef militaire] Dracula […] Il a jadis franchi la frontière turque pour attaquer l’ennemi dans son propre territoire. Il fut repoussé. A-t-il accepté la défaite ? Non, il revient. ». En effet l’empire Ottoman a, à de nombreuses reprises, envahie cette région de l’Europe. Son colonialisme est comparable à celui du Royaume-Uni qui est à l’époque la nation la plus influente du monde. Dracula représente alors un monde arriéré qui, après avoir été défait, prend sa revanche sur une société puissante et unie.

La thématique de la terre est également essentielle pour comprendre le vampire et sa symbolique. Ce dernier ne peut, le jour venu, trouver le repos que dans le sol des Carpates. Il amène donc à Londres une cinquantaine de lourdes caisses de terre. Là réside sa faiblesse, sans ses boîtes, il n’est rien. Il ne peut pas se détacher de ses racines et doit vivre seul avec son passé, dans son passé, à l’inverse des personnes qui lui donnent la chasse qui, eux, vivent en société et sont tournés vers l’avenir.

Les opposants du vampire, représentants du monde moderne et du progrès

Lorsque Dracula part pour l’Angleterre, il fait l’erreur de laisser Jonathan vivant et qui n’hésite pas une seconde pour s’enfuir de sa prison et se réfugier, à moitié fou, dans une abbaye de Bucarest. Parallèlement, le lecteur fait la connaissance de Mina, fiancée du jeune homme et de Lucy, sa meilleure amie. Celle-ci tombe soudain malade et fait d’inquiétantes crises de somnambulisme. Ses trois prétendants accourent à son chevet. Il s’agit de Quincey Morris, Texan amateur de chasse, de John Stewart, directeur d’asile et d’Athur Holmwood, riche aristocrate. Devant l’étrangeté de ce cas, Stewart fait appel à un ancien ami, le docteur Van Helsing, spécialisé dans les maladies rares, qui réalise qu’un vampire menace l’existence de la jeune fille et celle du monde. Lucy meurt, la combat commence.

Ces hommes, rejoints par Jonathan, sont dans le roman les ambassadeurs et les garants de la société. Ils sont unis, soudés, à l’inverse de Dracula qui est seul. Ensuite, ils constituent un microcosme de l’élite européenne. Bourgeois ou nobles, ils travaillent dans le droit et la médecine, les domaines professionnels les plus reconnus du XIXème siècle. Van Helsing, éminent professeur, est flamand ce qui n’est pas un choix anodin de la part de l’auteur : la Hollande est alors à l’apogée de son rayonnement scientifique. Le personnage s’avère être le plus à même de transcrire l’idée du progrès : « C’est un philosophe, métaphysicien, un des hommes de science les plus avancés de cette époque » (Stewart à son sujet). Ses « larges épaules », sa « poitrine puissante », son « menton carré et dur » ainsi que ses « sourcils broussailleux » rappellent un certain paternalisme professoral dont les traits sont clairement opposés à ceux du vampire qui est « mince », « grand » et a un « nez aquilin ». Son charisme et son érudition font de lui le principal architecte de la traque du non-mort.

En hommes « civilisés », ils font preuve d’une grande aisance « dans la puissante Londres » qui est la mère du monde moderne. Ainsi, pour s’introduire dans unes des demeures du comte et neutraliser les fameuses caisses qui s’y trouvent, ils ne se livrent pas à un vulgaire cambriolage mais agissent « dans les règles de l’art ». Leur ruse consiste à utiliser le titre de noblesse et la réputation d’Arthur Holmwood pour convaincre un serrurier que la maison est la sienne et qu’il en a perdu les clefs. La métaphore est intéressante. Elle signifie que la connaissance des mœurs et l’interaction sociale sont la clef pour détruire Dracula. Notons aussi que les chasseurs de vampires font un large usage des avancées scientifiques permises par la révolution industrielle tel que la machine à écrire, le phonographe et le télégraphe pour s’organiser et communiquer ou le train et le bateau à vapeur pour pister leur gibier : « J’étais là, consignant dans mon journal, en caractères sténographiques, tout ce qui m’était arrivé depuis que je l’avais fermé la dernière fois. C’est bien là le progrès du XIXème siècle ! » (Jonathan). D’ailleurs, quand le vampire voit ses caisses rendues inaccessibles par de l’ail et du rosier sauvage et comprend que ses plans sont mis en péril, il fuit la Grande Bretagne sur un voilier. Ce moyen de transport, existe depuis la nuit des temps et se révèle suranné face à la modernité et à la vitesse du train qu’utilise nos héros pour rallier le pays du comte. Leur avance leur permet de vaincre.

Un combat ambigu

Au premier abord, le roman peut sembler manichéen et faire l’apologie de l’empire britannique. Mais rassurez-vous, l’œuvre est plus subtile.

Si le comte Dracula personnifie la superstition d’un peuple, il n’en reste pas moins une créature cultivée et adaptable. Il possède par exemple, dans son château, une vaste bibliothèque où il se documente sur la vie britannique pour affiner ses plans de conquête. « Il assimile la politique, la législation, l’économie, les sciences d’un autre peuple, d’un autre pays qui a grandi, a gagné son éclat bien après le sien » (Van Helsing). En témoigne sa maîtrise de l’anglais qui est parfaite, malgré ce terrifiant accent. En outre, Bram Stoker n’est pas sans piété avec son personnage et l’associe, dans certains passages, plus à une âme errante et maudite qu’à un monstre sanguinaire ; sa mort apparaît ainsi comme une libération : « le comte eut une expression de paix que je n’aurais cru lire un jour sur son visage. » (Mina). L’auteur fait parfois appel au registre pathétique pour donner humanité au prince des vampires : « Cette pauvre créature, responsable de tout ce mal, n’est-elle pas plus à plaindre que les autres ? ». Il nous livre donc une image paradoxale du vampire, partagée entre traditions révolues et adaptation, entre cruauté et détresse.

Dans l’autre camp, les contradictions se font aussi sentir. De ce fait, Van Helsing et ses acolytes ne peuvent venir à bout de leur adversaire par des moyens modernes, ils doivent utiliser la méthode ancestrale et populaire, celle du pieu de bois dans le cœur et de la décapitation. Le mal doit être détruit à sa source. Notre flamand remet tantôt en question le modernisme et le rationalisme : « Car en ce siècle de sciences exactes, alors que les Hommes ne croient même pas à ce qu’ils voient, le scepticisme constituerait pour notre vampyr une grande force, un bouclier, une armure, une arme qui nous détruirait, nous, ses ennemis ». Il s’efforce de « garder l’esprit ouvert », expression qui revient à des nombreuses reprises dans le texte, et va jusqu’à convier ses équipiers « à croire aux superstitions » qui « plongent leurs racines dans les vraies connaissances ». De surcroît, le retard éthique et la vénalité des habitants de la Transylvanie permettent à la « traque » d’accélérer ses manœuvres : « ce pays est une merveille en ce sens que la corruption règne en maîtresse absolue » (docteur Stewart). On peut en dernier lieu questionner les motivations de ces hommes dont le fardeau est trop lourd pour être motivé par de nobles sentiments. Tous, sauf Van Helsing que le comte fascine, sont animés par la haine et la rancœur. Quincey, Stewart et Arthur veulent venger la mort de Lucy. Jonathan n’éprouve qu’aversion et fiel pour ce « montre infâme ». Si eux sont persuadés de vouloir libérer l’humanité, le romancier ne cache pas leur désir inavoué de voir le sang couler.


C’est donc que Bram Stoker met en scène dans Dracula un duel à mort entre deux mondes, l’un tourné vers le passé et l’autre, vers l’avenir ; une lutte complexe où la lumière du progrès et l’ombre de l’obscurantisme s’entrechoquent et se confondent. Voilà un roman qui marque les esprits tant par le frisson qu’il procure que par l’intérêt de son propos. Cette vision de l’oeuvre est malheureusement mise de côté dans ses adaptations au profit de l’érotisme bestial et romantique du vampire qui se limite souvent à être un objet de fantasmes.

Lycéen grenoblois féru d'histoire, de cinéma et de littérature russe et américaine. contact : pablo.grenoble@gmail.com

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