LITTÉRATURE

Classiques et mangas, une liaison dangereuse ?

Les paupières qui flanchent, des bâillements terribles et surtout, surtout, ces 150 pages qui restent encore à lire pour saisir toute l’intrigue du classique que vous vous êtes enfin décidé d’ouvrir ? ! C’est humain. Cependant une solution existe. Aficionados de graphisme et de classiques, venez découvrir ce phénomène du manga qui retrace les intrigues littéraires les plus connues ! 

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Masque dévoilant des yeux de chasseur, costume négligemment ouvert sur un torse d’éphèbe et longs cheveux blonds savamment jetés sur l’épaule, le voici triomphant, le Valmont des années 2000. Parue aux éditions Soleil Mangas dans le courant de janvier 2010, l’adaptation en manga des Liaisons dangereuses, le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, rédigé au XVIIIème siècle, vient agrandir avec ses deux tomes la collection déjà fournie des classiques de la littérature et des savoirs mis à l’honneur dans cette ligne éditoriale audacieuse. Cet alliage entre la grande littérature et celle on ne peut plus moderne peut tout d’abord laisser dubitatif quant à la qualité du rendu, c’est pourquoi nous nous sommes attachés à comparer le roman d’origine et son adaptation.

Passée la couverture attrayante, toute en jeux suaves de lumière et d’ombre, les trois premières pages annoncent la devise d’un libertin : “un libertin n’a qu’une seule amie, sa liberté. Aimer, conquérir puis abandonner, voilà sa destiné”, et présentent le jeune Valmont qui brise le cœur d’une de ses énièmes conquêtes. Certes, dans un manga, tout va plus vite, et voici le lecteur plongé directement dans le mouvement scénarisé que la mangaka Chiho Saito s’est efforcée de mettre en place pour retranscrire cette oeuvre qui se présente sous une forme constante d’échange de lettres entre les différents protagonistes. Autant dire s’il s’agit d’un exercice périlleux au cours duquel le lecteur ne doit pas se perdre. Et le constat au fil des pages s’impose : Chiho Saito, aussi surnommé “la Reine des romans d’amour”, manie d’une main experte les revirements des personnages et les effets de styles littéraires qu’elle fixe par des nuances visuelles rendant intenses les principales scènes de ce roman, pensé comme une pièce de théâtre. En effet, il n’aura pas échappé aux yeux vigilants que la table des matières annonce bel et bien 8 actes, ce qui indique une prise de liberté par rapport au roman s’articulant lui autour de trois parties. Choix judicieux, voire inévitable que celui du théâtre puisque chaque actant joue en effet un rôle dans cette micro-société bourgeoise du XVIIIème ainsi dépeinte. Entre les libertins et leurs victimes, les vices et la pureté s’ébattent dans deux temporalités différentes, car les scènes sont narrées par les auteurs des lettres et grâce à la force évocatrice des mots, revécues et présentées au lecteur dans un même mouvement. N’en demeure pas moins ce déchirement constant entre l’homme affranchi revendiquant sa liberté à tous niveaux, et la tentative de conserver la foi et la vertu ancrées dans la religion et dans l’Ancien Régime, que représentent les victimes, notamment Mme Rosemonde. En cette fin du Siècle des Lumières, Laclos utilise d’ailleurs un pendant de la première phrase  de la préface que Rousseau écrivit pour sa Nouvelle Héloïse afin de patronner son roman : “J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres“, dans l’optique de dénoncer la société corrompue de son époque : n’oublions pas que le roman est paru en 1782. Aujourd’hui néanmoins, nul avertissement n’attend le lecteur du manga qui se trouve soudainement pris dans ce bal mondain impitoyable.

Graphiquement, on retrouve la thématique du jeu, grâce aux motifs qui, tout en finesse puisque le détail est l’un des maîtres mots de ce shōjo*, présentent entre autres une double page sous le signe de l’échiquier. Jeu de réflexion et de stratégie, on peut y voir voir un clin d’œil à la première adaptation cinématographique du roman, Les liaisons dangereuses (1960), qui parût en 1959 et dont le générique présente lui aussi les acteurs comme des pions. Coupler cette représentation bien comprise des complots tissés par les deux principaux séducteurs, le Vicomte Valmont et l’impitoyable Marquise de  Merteuil, avec la délicatesse et la richesse esthétique du 18ème caractérisée par des costumes élégants et une recherche certaine d’harmonie dans la mise en page de l’intrigue, donne ainsi un aperçu du pari audacieux entrepris par Soleil Manga.

L’un des bémols notable dans ce canevas, dont la justesse force pourtant le respect, est la foule de détails et de dialogues autant bien intérieurs qu’oraux qui s’entremêlent dans les 192 pages de chaque tome. Ce n’est en effet pas un manga que l’on peut survoler en 20 minutes, mais s’agissant d’un classique, cela se comprend très bien. L’autre pan dommageable de l’adaptation est la mise au rebut des références littéraires qui courent le long du roman épistolaire de Laclos. A lire le manga, on perçoit difficilement l’influence de Claude Prosper Jolyot de Crébillon qui s’illustra dans le roman épistolaire libertin, aussi appelé roman à clé, et dont Laclos reprend la trame pour explorer la psychologie de ses personnages. D’autres noms d’auteurs tel que La Fontaine, Gresset ou bien Du Belloy se trouvent ainsi éludés, laissant pour qui a déjà lu le roman une impression de peu de profondeur quant aux personnages principaux, qui bien que liés par un pacte visant à ne chercher que le plaisir, la gloire et la vengeance, n’en demeurent pas moins intellectuellement unis.

Valmont et Tourvel

Valmont et sa victime, madame de Tourvel

En somme, l’adaptation moderne des Liaisons Dangereuses ne dispense pas d’aller consulter l’oeuvre originale qui fit scandale à son époque, mais la lecture du manga s’avère être une approche intéressante pour qui ne souhaite pas lire sur une longue période. D’autres classiques tels que Les Misérables de Victor Hugo, Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou bien même A la recherche du temps perdu de Proust sont disponibles parmi bien d’autres œuvres dans la collection classiques de Soleil Manga. Voici bien un exemple de littérature moderne à saluer  !

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*Shōjo : manga destiné à un public féminin relativement jeune

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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