LITTÉRATURE

Catherine Paysan, cette « vieille trimardeuse de la plume »

À 90 ans, Catherine Paysan poursuit un travail littéraire singulier, qui a l’art de faire surgir la beauté du désespoir : ici, la disparition d’un être aimé. En partant d’un fond noir, semblable à celui que déposerait un peintre comme Léonard de Vinci sur sa toile, ce texte autobiographique qu’est L’enterrement d’un juif hongrois s’ouvre peu à peu à la lumière, exprimant l’amour sur fond de barbarie, depuis les plongées les plus sombres jusqu’aux instants de félicité les plus beaux.

La Carte du Tendre

D’une plume prolixe et ornée, Catherine Paysan dresse la carte du Tendre qui fut la sienne, partie de colin-maillard épistolaire avec Emil Hausen, rencontré lorsqu’elle avait 44 ans et lui 48. On suit avec délice cette conversation aux nombreux traits d’esprit entre deux êtres cultivés et papivores, jusqu’à entrer dans la tiédeur de la chambre pour écouter leurs confidences, ou pour assister aux violents orages de leur relation, qui dura trois décennies.

La beauté du mélange culturel

L’un des thèmes centraux du livre, le mélange des cultures, est un leitmotiv de l’écrivaine. C’est ici l’histoire d’un duo mixte qui préside à l’écriture : « Nous sommes un drôle de couple. À la fois quelconque et résistant à l’analyse, marchant de concert mais non sans difficulté à trouver ensemble le bon rythme ». En outre, par le prisme de l’histoire de ce juif hongrois, l’écrivaine observe avec acuité les guerres du XXe siècle, dans des pages d’une grande érudition. On assiste au siège de Budapest, on suit Emil Hausen dans les Carpates, affecté à des travaux inhumains par une armée hongroise assujettie à l’Allemagne, on le retrouve lors des marches forcées par l’avancée de l’ennemi sous les neiges impitoyables d’Ukraine.

La petite et la grande Histoire

L’hommage posthume à ce voyageur sans bagage au « visage astral », effrayé à chaque instant de sa fuite – qui continue de sursauter dans sa propre maison lorsque sa femme pose simplement sa main sur son épaule, car « l’habitude de vivre sous la menace, même quand on ne l’est plus, vous colle à la peau » – bouleverse. Mais en racontant Emil, c’est finalement son âme que l’auteure déshabille. Ses propres peurs et contradictions, ses désirs hantent le récit, dont la géographie symbolique (la campagne d’Aulaines, la rue du Soleil à Paris) vient s’ajouter à celle de la grande Histoire.

Les variations de la plume

Tout est prétexte à écrire et décrire chez Catherine Paysan : ses perruches, la tendresse, une cuisine de campagne, une lettre… L’auteure, qui se désigne elle-même comme une « vieille trimardeuse de la plume », tombée amoureuse des mots à l’école primaire, enrobe chaque moment d’un souffle littéraire inédit. Cette écriture exigeante peut dérouter par ses immenses phrases : mais c’est cette exigence qui produit une lecture trépidante et qui fait se réjouir même des moments où l’auteure détaille le simple menu d’un dîner qui l’a jadis marquée. Une prose chamarrée qui est à la fois un défi et un cadeau fait aux lecteurs.

Peut-être ce style baroque tient-il au goût musical invoqué par la narratrice, à la faveur de nombreux excursus qui émaillent le récit, « parce que la musique, cette drogue sublime née du génie de ceux qui, habités par elle, en ont fait le seul moyen d’exister, d’exorciser la peur de la mort qui les travaille, de damer le pion aux démons de la solitude, a le pouvoir de les plonger dans un état d’euphorie désincarnée ou d’excitation fiévreuse au contraire ». Une des clés revendiquée du récit est aussi la chanson, qui lorsque la littérature échoue devant l’indicible, permet toujours de fines et infimes variations autour de celui-ci.

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

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