LITTÉRATURE

L’écume du Bison

Un homme et une femme immergés en plein bonheur dans une eau bleue et limpide, cela vous dit quelque chose ? L’Écume des Jours, voilà le titre de cette histoire qui aurait dû être heureuse. C’était sans compter l’esprit agité du Bison Ravi, Boris Vian pour les intimes ,qui l’imagina en 1946. Son succès fut inexistant, certes, mais ce roman reste néanmoins l’un des plus intriguant travaux de Vian.

Boris Vian

Boris Vian

 Pourtant, c’est avec application que Vian s’est affairé à constituer cette histoire à l’imaginaire défiant toute arbitrarité. La fougue l’a envahi lors de l’écriture, très rapide, et pour cause : l’œuvre devait concourir pour le prix Pléiade, prix qui devait assurer une place d’honneur au jeune écrivain de 26 ans, soutenu entre autres par Queneau et Sartre. Prodige en devenir, Vian venait de publier le roman Vercoquin et le Plancton, mais surtout, l’aujourd’hui célèbre J’irai Cracher Sur Vos Tombes, signé sous le nom de Vernon Sullivan, l’un de ses nombreux noms de plume, et l’unique qui lui rapporta un peu de gloire de son vivant. Mais voilà, le génie du jeune homme alors employé à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton, n’a été que peu reconnu. L’ouvrage une fois sorti des presses ne s’est vendu qu’à 800 exemplaires et le prix Pléiade a été remporté par le protégé de Malraux, Jean Grosjean, pour son recueil poétique Terre du temps.

Pour parler de Boris Vian, il faut avoir à l’esprit la formation scientifique d’ingénieur qui construisit sa pensée à l’École Centrale de Paris. Cette culture de la précision, des mécanismes, Vian s’en servira pour établir son style littéraire si atypique et moderne, qui surprendra ses contemporains. Ainsi L’Écume des Jours dont la rédaction avait été commencée dans les bureaux de l’AFNOR (l’association française de normalisation), où il était employé avant de finir entre des monticules de papier mâché, montre clairement une prise en contre-pied des schémas traditionnels littéraires. Ce ne sont que détails, certes, mais ils font la différence. Dans cette optique, l’intrigue principale du roman, l’union entre Colin, un jeune homme rêveur et habile de ses mains, et Chloé, la douce fille en fleur, se révèle calamiteuse et le mariage signe de son sceau indélébile le début de la fin pour les amants. Bonheur, joie, tout cela n’est que passager, contrarié sans cesse par la maladie, la dureté du monde et puis la mort qui détruit jusqu’à la beauté, jusqu’aux fleurs reposants sur la poitrine de Chloé, elle même habitée par une fleur démoniaque, un nénuphar d’un mètre, qui s’ébat librement dans l’un de ses poumons. Colin, dévasté devant l’agonie de sa belle se doit d’agir. Hélas, les traitements sont onéreux, puisqu’il faut traiter le mal par le mal, et les fleurs coûtent cher. A peine sorti de son voyage de noce, il doit donc trouver un travail dans le monde échafaudé par Vian, régi seulement par la productivité des hommes, où la froideur prévaut, et il faut bien le dire, où le non-sens est roi. Dans un dédale impossible à maîtriser, le jeune homme se perd et puis vieillit sans prévenir, d’un coup. Sa belle se meurt elle aussi, enfermée dans cet appartement jadis souriant et empli d’une douce lumière ocre et qui désormais ne cesse de rétrécir et de s’assombrir, provoquant la panique de sa plus vieille locataire, une souris aux moustaches noires, la gardienne du couple. Mais cet animal tutélaire ne pourra rien faire d’autre que de constater la ruine du couple, accentuée par l’ami dépensier de Colin, Chick. Cet adorateur de Jean Sol-Partre – on aura reconnu ici l’anagramme de Jean-Paul Sartre – ne peut s’empêcher de collectionner tous les livres et documents de l’écrivain, quand bien même cela le plonge dans une misère totale où il entraîne son ami de toujours, Colin.

Et cette descente en enfer épouse le raisonnement chaotique de ces jours qui ne laissent derrière eux qu’un filet d’écume au printemps venu qui voit s’éteindre les personnages. Renaissance ? Non ! Vian ne saurait adhérer aux idées préconçues, même s’il clame dans son avant propos  : “Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements a priori“. Ici s’impose la part instinctive du créateur et c’est ainsi que l’esprit de Vian va à contre-courant des convenances. Il insère dans une logique qui n’appartient qu’à lui les moments d’épanouissement de ses personnages en plein hiver, avec un mariage fastueux, puis le déclin et la mort quand les beaux jours arrivent. Pied de nez au raisonnement commun, cette marque excentrique se poursuit avec une utilisation de la langue elle aussi poétique : néologismes qui baptisent les inventions toutes plus farfelues les unes que les autres, comme le ”pianocktail”, un piano qui compose un cocktail selon la mélodie jouée, ou bien les ”doublezons” qui font figure de monnaie dans ce monde si particulier. De même, l’organisation de l’intrigue toujours semble se dérober sous les yeux du lecteur, l’emmener un peu plus au dedans du rêve, voire de l’hallucination, où tout semble finalement normal, jusqu’à ce tapis qui bave allègrement sur le sol, secondé par le cuisinier, qui, tout naturellement, pêche les anguilles au fond de son évier en les appâtant avec des ananas …

Vous êtes dans l’univers de Boris Vian, prenez garde où vous mettez les yeux, cela pourrait n’être pas sans danger pour un amoureux de l’ordre aristotélicien.

Boris Vian le trompettiste

Boris Vian le trompettiste

Enfin, laissez vous bercer par cette musique étrange des mots et du jazz qui traverse l’œuvre comme un fil d’Ariane. Pour sûr, Chloé se souvient encore de Duke Ellington, ce pianiste américain admiré de Vian et partout présent dans ce roman dont l’étiquette de ”classique” fait sourire. C’est en explorateur de la réalité que l’auteur, trompettiste passionné, cherche à toucher la note bleue de l’imaginaire. Mêlant joies, tristesse et nostalgie, L’Écume des Jours nous laisse en effet cet arrière goût de bonheur avorté et figure parmi les œuvres majeures de cet homme qui déserta la scène littéraire, emporté par une crise cardiaque, à 39 ans.

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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