LITTÉRATURE

Savoir écouter la nature – « Enfance d’un chaman » d’Anne Sibran

La rentrée littéraire française 2017 nous a réservé des trésors cachés… en Équateur. Est-ce que nous écoutons bien le monde ? Est-ce que l’inaudible n’est pas au fond de l’inécouté ? Voici les questions posées par Anne Sibran dans Enfance d’un Chaman, roman sorti le 3 janvier 2017 chez Gallimard.

Petit éloge de la douceur et de la lenteur

« Écoutons, pour une fois, ceux qui parlent doucement », tel est l’axiome d’Enfance d’un chaman d’Anne Sibran, qui rappelle celui de Nietzsche dans l’avant-propos d’Aurore : disons le monde « à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas ! » La lenteur « ouvre entre les mondes, réveille les entraperçus, ces brumes d’images en suspension, qui parfois prennent une forme et s’en retirent aussitôt », nous dit Anne Sibran. La lenteur est le principe même d’une bonne lecture, « se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur », nous dit Nietzsche. Ce que semble nous dire l’écriture lunaire et insondable du récit d’Anne Sibran, c’est que tout est une affaire d’écoute. Tout est signe, pour le chaman, figure mémorielle, et la narratrice au bord de l’eau qui l’écoute et qui sent le ciel sur son épaule sait l’écouter. Sibran réussit le pari de transporter le lecteur et la lectrice à leurs côté. Il suffit de savoir écouter ces signes. La beauté éclate alors, pour qui sait la regarder… « La nature nous parle, mais nous ne l’écoutons pas », écrivait déjà Hugo.

Voyageurs et voyageuses tranquilles

Le récit livre le dialogue entre la narratrice et Lucero Tanguila, le chaman, dont il retrace l’apprentissage. Chemin faisant, il dévoile aussi l’autre dialogue, inépuisable, que celui-ci entretient avec la forêt. Nous naviguons ainsi au fil des pages, amènes et sans hâte, observateurs et observatrices attenti•f•ve•s, à l’instar d’une pirogue paisible sur un fleuve équatorien. L’histoire de l’enfant-tigre – l’enfance et l’initiation sont des thèmes intelligemment traités – se situe au carrefour du Reino de este mundo d’Alejo Carpentier et d’un conte de Grimm auquel Sibran aurait ajouté une réflexion sur la force des mots. Ces derniers se cueillent dans la nature, se piochent dans un panier, s’attrapent dans les arbres, littéralement, en compagnie du chaman. Le chant, souvent convoqué, vient également apporter matière à réflexion sur la communication entre l’humain et la terre.

La société technicienne

Par son écriture éclatante, la romancière nous narre la découverte de ce monde qui paraît simple, pourtant si complexe, jusqu’à évoquer des enjeux géopolitiques essentiels : l’implantation de l’industrie du pétrole qui détruit la forêt et ses populations. La technique ou l’enjeu du siècle (1954) de Jacques Ellul résonne alors dans la tête du lectorat.

Enfance d’un chaman prend force au fur et à mesure, doucement, grâce à une écriture aérée, claire et limpide. Son sens caché nous apparaît de façon progressive, pareillement aux mythes immémoriaux.

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

You may also like

More in LITTÉRATURE