LITTÉRATURE

Le sexe avec la langue

Il est temps de coucher… sur le papier les questions de sexe. Il fut un temps où les éminences de la Renaissance se demandaient si les anges en avait un, aujourd’hui nous sommes en droit de nous demander si la langue française a un sexe, et si par hasard ce sexe ne serait pas masculin.

Derrière ce titre grivois et ces jeux de mots salaces se cache une question de société : ne serait-il pas bon d’évoluer vers une réforme de la langue française qui prônerait un langage inclusif ?

Alors que des pays comme le Canada ou la Belgique se tournent de plus en plus vers une féminisation importante de la langue, la France continue à débattre de la pertinence de telles mesures. Interrogée le 16 mars 2015 sur France Inter, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française a ainsi déclaré :

« Concernant la féminisation, nous ne sommes jamais contre. Simplement, nous souhaitons conserver ce qui est important, c’est-à-dire une tradition de belle langue. Et dans la grammaire française, le masculin l’emporte sur le féminin car il fait fonction de neutre ».

Beaucoup assurent ainsi que la féminisation des mots enlaidit la langue, voire l’alourdit. L’écriture inclusive, qui, à travers l’orthographe, accorde une place plus grande au féminin, est jugé compliquée, et incompatible avec la grande littérature. L’usage de points et de tirets rendrait les textes illisibles et peu esthétiques. D’autres considèrent que les polémiques autour de la langue sont ridicules et que le rôle social des femmes n’a aucun lien avec les mots que l’on emploie. Les mots ne seraient que des mots. L’important serait plutôt de se focaliser sur l’égalité des salaires, la lutte contre l’excision et contre les violences faites aux femmes.

« Mal nommer, c’est ajouter au malheur de ce monde »

Mais réfléchissons au bien-fondé et au message que fait passer une orthographe et une grammaire patriarcales. Si les femmes ne sont pas représentées dans la langue, comment peuvent-elles l’être dans la société ? Les mots sont fondamentaux. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde », disait Camus. Et beaucoup lui donnent raison. Pour Raphaël Haddad, auteur d’un Manuel d’écriture inclusive, sorti en septembre 2016, « le langage est le lieu d’influence » par excellence. C’est d’abord le lieu de « la bataille des idées », pour reprendre les termes utilisés par Gramsci dans ses Cahiers de prison. Selon le philosophe marxiste, différentes visions du monde s’affrontent par le biais du langage. Ce combat idéologique passe par un vocabulaire particulier, qui s’oppose à celui de l’adversaire. Et la bataille continue jusqu’à ce que l’une de ces visions l’emporte et devienne hégémonique. Certains termes s’imposent alors à tous, et certaines idées avec. Le choix des mots employés est donc capital car ils construisent notre culture et notre vision du monde. Philippe Blanchet, dans Discriminer par la langue, écrit :

“Le langage est dans notre société un instrument de domination et de discrimination puissant et méconnu.”

Dire “je suis directeur” au lieu de “je suis directrice” contribue à invisibiliser les femmes aux postes décisionnaires et à laisser le monopole aux hommes. Alors que les mots « artisane, postière, aviatrice, pharmacienne, avocate, bûcheronne, factrice, compositrice, éditrice et exploratrice » sont dans le dictionnaire depuis 1935, l’Académie Française, belle institution conservatrice française, considère le mot “ingénieure” comme un barbarisme. Ces oppositions ne font pas avancer le combat pour qu’il y ait davantage de femmes dans ces études-là, et nous savons que nous ne manquons pas de femmes ingénieuses, pourtant. Allez demander à Marie Curie, Henrietta Swan Leavitt, Jocelyn Bell, Lise Meitner, Rosalind Franklin, Hedy Lamarr, et bien d’autres… Comment ça vous ne connaissez pas ces génies ? Force est de constater, et c’est déplorable, que le syntagme “une génie” n’est jamais utilisé. Malgré son “e” muet traditionnellement destiné au féminin et donc aux femmes qui n’en peuvent plus d’être muettes. Se taire est dommage, lorsqu’il s’agit de langue et de sexe…

Laisser floue la féminisation de mots en -eur (auteure ? Autrice ?) crée le même effet d’incertitude et contribue à ne laisser qu’une place indéterminée aux femmes. Laisser la règle de la domination du masculin sur le féminin quand il s’agit d’un groupe où il n’y a qu’un seul homme (quand bien même il y aurait 100 femmes !) et continuer à répéter dans nos écoles républicaines la vilaine phrase “Le masculin l’emporte sur le féminin” crée des représentations sexuées qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne font pas plaisir – ce qui est dommage lorsqu’il s’agit de langue et de sexe… Ainsi, pour Eliane Viennot, auteure de Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin :

 « Ce n’est pas seulement une règle de grammaire, c’est une règle sociale qui instruit que le masculin domine sur le féminin. »

Si le masculin est utilisé à valeur générique ou « non marquée », c’est-à-dire en tant que représentant du genre humain, comment imaginer qu’une femme puisse être une figure universelle en littérature, par exemple ? L’identification de la lectrice à des modèles masculins est la norme, l’identification du lecteur à un modèle féminin est encore trop rare et trop souvent vécu comme étrange, puisque, c’est bien connu : il existe une littérature féminine. Les livres où le personnage central est féminin, ou bien où l’auteure est une femme sont encore trop souvent considérés comme ne concernant que les femmes. L’inclusivité du langage pourrait contribuer à rendre la figure féminine universelle. Avec l’écriture inclusive, nul besoin de la Déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges. Le sexe avec la langue pour tou-te-s !

Une réforme de l’orthographe ?

Certaines écoles utilisent déjà le tiret systématique, le pronom mixte (illes, iels, celleux…), le dédoublement (Chères étudiantes, chers étudiants…), qui de surcroît ont le mérite d’inclure les personnes transgenres, intersexes, et non-binaires. Cette pratique pourrait faire l’objet d’une réforme de l’orthographe, qui serait fort utile. Malheureusement, cela ne reste le cas que dans un certain milieu plutôt privilégié. Lorsqu’on propose de rendre ça officiel, les commentaires réfractaires tels que “cela ferait bizarre”, “c’est trop lourd”, émergent, réaction biaisées car se positionnant en comparaison d’une norme séculaire patriarcale établie. Ces critiques sont majoritaires, quand ce n’est pas tout bonnement un refus radical et intégral pour moins que ça : souvenons-nous d’une affaire affligeante datant de 2014. Le député Julien Aubert avait refusé d’appeler la présidente de séance Sandrine Mazetier “Madame la présidente”, lors d’une séance à l’Assemblée Nationale. Avec quel argument ? Aucun, simplement un empirisme détestable : “Il en a toujours été ainsi”. On en connaît au moins un qui peine à changer de pratiques sexuelles et dont la langue reste bien sage, bien au chaud dans son petit cocon réactionnaire. Le chemin est encore long, qui lutte pour la liberté sexuelle de la langue.

Nous ne pouvons que citer la plume lucide de Virginia Woolf ici :

“L’histoire de la résistance des hommes à l’émancipation des femmes est encore plus instructive que l’histoire de l’émancipation des femmes.”

S’agissant des injures, là, aucune opposition à la féminisation qui tienne. Christiane Taubira le met en exergue dans son intervention à France Culture, Des mots contre les femmes. Que dire du stupide titre commercial qui a bien profité à Fatal Bazooka “C’est une p*te” ? En lisant le texte, la première réaction est celle d’un profond désarroi devant un tel concentré de bêtise. La seconde, une analyse qui montre que si cette image des femmes se propagent si facilement, c’est que la langue française est patriarcale, sexiste, irrespectueuse et dépréciative envers la figure féminine. Or, qui refuserait une langue respectueuse ?

La langue évolue avec le temps et en étant parlée. Il faudra donc du temps avant d’imposer une inclusivité totale : un langage dans lequel chacun-e se sente inclus. L’usage, petit à petit, finit par dépeindre les mentalités de la société. Ainsi, certains mots utilisés au début du siècle et imprégnés de colonialisme, ont petit à petit disparu de notre vocabulaire. Il en sera peut-être de même (espérons-le !) pour le sexisme qui imprègne notre précieuse langue française. Si la société évolue en faveur de l’égalité femmes-hommes, le langage devrait suivre de lui-même. Dans un article de Radio Canada d’octobre 2014, le linguiste Guy Bertrand affirme ainsi qu’« il n’y a rien de plus démocratique que la langue : c’est l’usage qui décide […] Le débat sur la féminisation des titres et des professions est un faux débat  ». Alors, sans mauvais jeu de mot parce qu’il n’y en a aucun dans cet article : faisons un bon usage de notre langue.

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

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