LITTÉRATURE

“Un mois aura suffit à trouer mes gants” : entre rêve et souvenir

“Un mois aura suffit à trouer mes gants” est une courte composition réalisée à la suite d’un mois passé à l’usine l’été dernier. Les longues heures partagées avec les collègues m’ont poussées à parler un peu de ce quotidien qui n’est pas toujours facile à vivre, mais ce devait être sous le prisme de ma propre expérience, celle d’un étudiant pour qui tout cela n’aura été que temporaire.

Lorsque tard dans la nuit quelques signaux sonores nous avertissent que la machine a plus d’appétit qu’à son habitude, il arrive que je perde ma bonne humeur. Paire de bras frêle et imparfaite, je me donne tout entier au monstre d’acier prêt à m’engloutir, je me plie à ses moindres désirs. Face à sa gueule froide et métallique dont les hurlements coordonnent le rythme de production, je rêve de révolte.

« C’est dans le refus de la condition à laquelle nous sommes condamnés que nous préservons notre humanité ! Celui qui cesse de lutter ne ressort pas du ventre de la machine, il s’y éteint lentement, avec l’espoir d’y trouver un jour le repos. Mais quand reviendra le temps des crises, il sera trop tard pour raviver la flamme ! L’ouvrier se veut patient face à la nécessité, mais il est bien souvent le premier à être sacrifié… la précarité pèse sur ses lèvres et il faut attendre qu’on lui prenne le peu qu’il lui reste pour qu’il s’insurge, ou qu’il se laisser aller pour de bon. »

Je lève les yeux vers l’horloge, seulement trois minutes sont passées… je poursuis.

« Lorsque l’ouvrier s’ennuie, il rêve. Avoir le temps de dîner en famille. Ne pas avoir si mal au dos. Être heureux d’aller au travail. Mais il sait bien qu’il est tenu par la contrainte, que ses efforts sont le prix à payer pour que le ventre de ses enfants soit bien rempli, pour qu’en rentrant tôt le matin, il puissent les voir partir, souriants, le cartable sur le dos, et leur dire tristement, avant d’aller se coucher : « Travaille bien à l’école si tu ne veux pas finir à l’usine ». Mais on s’habitue à tout, à la frustration de nos désirs de contestation comme à la virtualité de nos rêves et avec l’habitude, on finit par tout accepter, même revenir chaque jour répéter ces mêmes gestes qui paraissaient pourtant insupportables la veille. »

Malgré les cliquetis de la machine, les vrombissements du moteur du tapis roulant et la présence obligatoire de bouchon dans mes oreilles, j’entends quelqu’un approcher. Le directeur passe et guette par-dessus mon épaule, son ombre grande et silencieuse défile sur le tapis roulant. La crainte qu’il lise sur mon visage la colère de mes revendications me sort de mes rêveries d’un bond, je redouble d’effort et répète machinalement : « Rien ne sert de parler de l’ouvrier. »

Mais l’ouvrier, celui qui sera encore là dans un mois et peut-être même pour toute la vie, que peut-il bien se répéter pour se rassurer ? L’ouvrier a-t-il la force de nourrir à la fois sa famille et son esprit contestataire ? L’homme derrière la machine est sans nom, on ne parle plus de lui que lorsque des chemises sont déchirées, on fait de lui l’image plaisante du peuple rendu muet par la fatigue et la solitude.

La blouse de travail me colle quelque peu à la peau après ces interminables nuits passées à l’usine, de curieux souvenirs me reviennent, comme si l’expérience ouvrière était une leçon à retenir.

* Le dessin d’illustration a été réalisé par KapaK (http://akakapak.tumblr.com/). 

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