LITTÉRATURE

Avec le désert comme berceau

Dans les années 1930, alors que les hommes glissent encore vers l’abîme, un vent nouveau souffle sur l’Europe. C’est une rafale de rage, provoquée par une jeunesse désillusionnée, qui veut détruire des chimères et qui aspire au changement. Paul Nizan, normalien et agrégé de philosophie, compte parmi les rangs de ces gens révoltés. Quelques années auparavant il avait quitté la France pour le Yémen, en proie aux doutes ; il était revenu plein de conviction. Nizan s’engage. En 1931, il a vingt-six ans. Et il publie son premier ouvrage, Aden Arabie, avec son incipit célèbre :

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur d’apprendre sa partie dans le monde. À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement d’un commencement. »

C’est comme si l’écœurement de Nizan était le nôtre. Elle est là, l’amertume, dans notre bouche. Et bientôt elle s’emparera de notre esprit, secoué par le flot ravageur des mots. Le jeune philosophe s’est bâti un style magistral en même temps qu’il a construit sa pensée. Les premières pages défilent et la société est mise à mal. L’École Normale Supérieure, que Nizan arpenta avant de partir chercher des vérités en Orient, est démolie – pour ne dénombrer qu’elle parmi les victimes. Le monde s’effondre. Celui de Nizan, et le nôtre aussi. Intemporel, ce pamphlet convient toujours à notre époque. Il ravit toujours les cœurs des jeunes gens lancés dans la crise. Le cri poussé au siècle dernier retentit encore.

Paul Nizan (Source : www.humanite.fr)

Paul Nizan
(Source : www.humanite.fr)

Quand les comptes semblent réglés, le jeune homme prend enfin la mer. Il quitte l’Occident abhorré, en quête de la sagesse orientale ou, plus simplement, de la différence. Nizan est à la recherche d’un autre monde. Alors qu’il arrive à Aden, semblant suivre les pas d’un Rimbaud mystique, le jeune homme est assailli par la déception : « On découvre des maisons qui prennent peu à peu la taille des terriers où habitent les hommes, une ville à l’ombre de rochers éclatés. L’ancre tombe, une fumée de sable s’épanouit dans la mer : 12°45′ de latitude Nord, 45°4′ de longitude Est : c’est Aden. Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier. ». Ce n’est que la première peine ; plus loin, il déclare : « Le levant reproduit et commente le ponant. […] Les habitants d’Aden comme ceux de Londres et de Paris – ce sont d’ailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir – paraissent, s’arrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. ».

Mais par delà la foule de déceptions s’annonce déjà l’aboutissement de l’oeuvre. Paul Nizan est un intellectuel marxiste ; sa répugnance pour l’Occident est née de sa haine contre le capitalisme. Il écrit : « Économie mal ordonnée commence par les autres. ». Du haut de ses vingt ans, ainsi que ses semblables à travers les âges, il rêve d’un lieu où l’homme est homme. Cet autre monde qu’il cherche est un monde où ne régneront pas les asservisseurs du genre humain, ceux qu’il appelle « les ennemis des hommes ». Mais cet endroit n’existe pas.  Ni en Europe, ni à Aden, ni ailleurs. Las, Nizan conclut : « Aden est un nœud qui boucle bien des cordes : il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient et saisir les forces qui tiraient les ficelles et serraient fort ce nœud. C’est une croisée de plusieurs chemins maritimes, ces chemins jalonnés de phares et d’îlots hérissés de canons, une des mailles de la longue chaîne qui maintient autour du monde les profits des marchands de la City. Relâche pleine de signaux meurtriers, pendant de Gibraltar. ».

Il lui a fallu venir dans le désert pour constater que son espoir est un mirage. « Avais-je besoin d’aller déterrer des vérités si ordinaires dans les déserts tropicaux et chercher à Aden les secrets de Paris ? ». La débâcle des sentiments qui avait provoqué le départ de Nizan ne l’a jamais quitté. Très vite le philosophe retourne d’où il est venu. Malgré l’agonie des désillusions, il revient plus fort que jamais.

Aden Arabie apparaît comme un douloureux naufrage où les illusions de la jeunesse s’échouent sur des dunes d’amertume. Les jours d’hier semblent être un tumulte suspendu le temps d’un désenchantement. C’est une tempête que l’esprit de revanche ranimera. Lorsque le jeune homme désabusé quitte l’immensité du sable et des mers pour retrouver les pavés parisiens de naguère, il est plus déterminé que jamais. C’est comme s’il était né à nouveau et était promis à un autre destin : celui de se venger et de venger ses frères de vingt ans. « Il ne faut plus craindre de haïr », dit-il. Enfant de la douleur, il vient à la rencontre des séides du Capital. Et sa volonté grandit sans cesse, avec le désert comme berceau.

Étudiant en classes préparatoires littéraires. Féru d'Histoire et de Littérature. Amoureux de la poésie. Intéressé par la Philosophie et les Arts.

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