LITTÉRATURE

La Fleur bleue de Novalis

«  Toi, tu es trop fleur bleue ! ». Peut-être avez-vous déjà entendu cette expression, mais savez-vous réellement quelle est son origine ? Rien n’est moins sûr.

Assimilée au fil des siècles à l’idée de rêverie et d’amour naïf, cette image n’en demeure pas moins l’un des plus hauts symboles du Romantisme allemand du XIXème siècle. Née dans un manuscrit de Novalis intitulé Henri d’Ofterdingen, elle recouvre un sens bien plus riche qu’il n’y paraît au premier abord. Jugez donc par vous-même !

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Portrait de Novalis par Friedrich Eduard Eichens

 « Mais ce qui l’attira d’un charme irrésistible, c’était, au bord même de la source, une Fleur svelte, d’un bleu éthéré, qui le frôlait de ses larges pétales éclatant. »*. Voici la première description de la fleur bleue que rencontre Henri, le héros du récit de Novalis, alors qu’il se meut dans les hautes sphères d’un rêve prophétique. Clé ultime d’un rêve étrange traversant les espaces et les âges, la fleur bleue procure au dormeur une sensation de bien-être, de bonheur et d’amour infini qui s’estompe néanmoins à la suite du réveil brutal provoqué par la voix de sa mère. Trop enchanté pour en être frustré, c’est avec passion qu’Henri, au sortir de sa nuit magique, se précipite dans la cuisine familiale pour raconter ce qu’il a entraperçu et ressenti. Hélas, toute la poésie de ce rêve qu’il pense être d’une nature supérieure se voit reléguée au second plan par ses parents, trop séculiers, trop ancrés dans le monde rationnel et déclarant avec assurance que « songe, c’est mensonge ». Condamné à l’incompréhension et à la solitude, Henri garde donc son enthousiasme pour lui-même, méditant sur les confessions de son père dont les souvenirs au discours de son fils se sont ravivés, laissant transparaître que lui-même dans sa jeunesse, avait fait un rêve semblable. La rencontre et l’amour de la mère d’Henri avait alors succédé à ce rêve étrange, mais l’homme aujourd’hui artisan et père du joyeux dormeur, n’en avait pas tiré de véritables enseignements. Le cycle se reproduisant cependant, Henri, au contraire de son père, s’ouvre sans réserve à la charge fantastique de cette vision et se prend de passion pour les formes poétiques qui s’offrent à lui dans le monde commun. Leur souffle délicat venant revivifier le souvenir voluptueux de la fleur bleue, elles forment le parcours initiatique par excellence du jeune homme qui aspire à se fondre dans le matériau poétique afin de retrouver l’état de grâce, l’amour suprême à peine goûté. Caressant le monde supérieur, soit celui des idées poétiques, comme l’on frôle l’essence même qui se concrétise par une perception accrue de l’instant présent et de la beauté du monde, Henri part donc en quête de l’état qui lui permettra de goûter à nouveau à la Fleur bleue, et cet état chez Novalis, c’est l’Age d’Or.

Échappant à l’apanage temporel et spatial, ce niveau de perception de l’esprit ne peut s’éveiller pleinement qu’en un seul être dans la croyance Novalienne, soit le Poète. La force de ce roman réside alors dans le chemin de croix qu’entreprend le jeune Henri alors qu’il entame un voyage aux côtés de sa mère, pour accéder à la condition artistique la plus haute qui soit pour les Romantiques. Le but ultime étant bien évidemment cette Fleur bleue, ce délicat visage de femme s’épanouissant au cœur des pétales éthérés qui implique que seule une femme pourra faire goûter à l’aspirant, l’harmonie poétique, lui conférant ainsi la capacité de recevoir les influx poétiques célestes et l’autorisant par le même fait à dispenser son savoir aux autres hommes grâces aux œuvres littéraires. Ce caractère d’élection religieuse est l’essence même d’Henri d’Ofterdingen, puisque Novalis à propos de la construction de son intrigue, a déclaré dans une missive adressée à son ami Schlegel « au cours de mon étude de la science et de son corpus, je suis tombé sur la Bible comme idéal de tout livre ». L’accession au statut mortel le plus révéré voit ainsi Henri suivre pieusement le chemin d’aspirant poète, constitué aussi bien d’étapes physiques, avec le déplacement spatial, la descente dans les mines – endroit ô combien encensé par Novalis qui fut lui-même un temps ingénieur des mines – ou bien le déplacement intellectuel, avec la découverte des différents genres poétiques qui du moins élevé conduisent à celui suprême de la Fable poétique. Les étapes de l’initiation requièrent de la part d’Henri une sincérité et une ouverture d’esprit certaine, ce qui faisait défaut à son propre père, mais aussi un sens aiguisé de la curiosité et de la perception des symboles qui peuplent le monde commun. Une véritable réflexion est alors mise à l’honneur sur le langage, réflexion qui ne cesse d’évoluer à mesure qu’Henri s’approche de la «  sphère supérieure » ainsi que de la douce Mathilde qui, seule, peut lui faire entrevoir ce que le monde a de plus beau, sous couvert d’un amour pur et plénier. Ce n’est qu’à cette condition qu’Henri pourra jouir de nouveau de cette Fleur bleue, Graal des romantiques, et qui se révèle finalement être la Poésie elle-même.

Si l’on vous assène désormais cette fameuse phrase “tu es trop fleur bleue“, rassurez-vous, cela signifie que vous êtes sur le bon chemin ! Georg Philipp Friedrich, dit Novalis, aura livré dans ce roman inachevé et préquelle d’une oeuvre immense qu’il n’aura pas le temps de mener à son terme, puisqu’il meurt de phtisie à 29 ans une réponse majestueuse au Willem Meister de Goethe ce roman d’initiation incontournable qu’il a longtemps admiré en l’enrichissant avec la naissance du poète idéaliste que l’on retrouvera notamment dans le conte Le Vase d’Or d’Hoffmann. Court puisque composé majoritairement de fragments, ce roman posthume fit sensation à l’époque de sa parution et figure encore au panthéon des livres étrangers à lire sans hésitations !

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* p.76, Henri d’Ofterdingen, Novalis, édition Gallimard Flammarion, 1992.

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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