LITTÉRATURE

La douloureuse beauté de Wilde

Je suis en train d’écrire une pièce sur une femme qui danse nu-pieds dans le sang d’un homme qu’elle désirait et qu’elle a tué”. Voilà ce que déclara Oscar Wilde à propos de Salomé à un orchestre de Tziganes venu jouer un soir au Grand Café, à Paris, dans lequel l’auteur irlandais était venu se détendre. Sauvage et terrible” fut la musique qui s’échappa de l’orchestre sitôt ces mots lancés, et les clients stupéfiés, entendirent là le premier écho qu’aurait l’oeuvre une fois achevée.

oscar wilde

    Quel défi s’est lancé le prince des lettres anglaises d’alors ! Reprendre un épisode biblique, voilà un exercice qui n’était pas aisé. Un brin provocateur et de sa plume la plus fine, Wilde en fit pourtant un joyau qu’il rédigea entièrement en français, une première pour lui. Il justifiera ce choix de la manière suivante  : “J’ai à ma disposition un instrument que je maîtrise, et c’est la langue anglaise. Il y en a un autre que j’ai écouté toute ma vie, et j’ai voulu toucher une fois ce nouvel instrument pour voir si je pouvais en tirer quelques beautés…”*. L’esthétisme musical, la couleur de la langue française, voilà ce que cherchait Wilde, après s’être tant illustré dans son propre pays avec notamment son roman Le Portrait de Dorian Grey, et sa pièce de théâtre, L’éventail de Lady Windermere .

      Et à bien lire Salomé, les mots en effet diffusent peu à peu une couleur sonore peu commune ; celle d’un symbolisme ardent dans cette époque où les mœurs, du moins britanniques, s’évertuent à rester les plus conventionnelles possible, les rôles des hommes et des femmes y étant clairement définis, et souvent, douloureusement respectés. Wilde en fera l’expérience, emprisonné et condamné à deux ans de travaux forcés pour s’être affiché ouvertement avec son amant, Bosie, deux ans plus tard.

     Cette Salomé rédigée en langue étrangère a été grandement influencée par les descriptions faites par Huysmans, un auteur décadent, de deux tableaux de Gustave Moreau, La danse de Salomé, et de la décollation du Baptiste, descriptions présentes dans le roman A Rebours, lu ”avidement” par Dorian Grey**. Cette vision de Salomé chez Wilde résonne elle aussi comme un symbole de résistance dans l’oeuvre de l’écrivain, connu pour sa prise de position subtile contre le pouvoir en place. Puisque la création ne peut s’ébattre librement sous l’époque victorienne qui condamne tout écart à la morale, c’est ailleurs qu’éclora le véritable drame identitaire !

       La pièce réutilise les bases d’un épisode biblique du Nouveau Testament issu des évangiles de Marc et de Matthieu et met en scène Hérode, un tétrarque, c’est à dire un roi, traître à son rang, qui a supprimé son prédécesseur. Sans cesse tiraillé entre le désir de rédemption, désir qu’il entretient en gardant captif un prophète, Iokanaan (Jean le Baptiste), et le désir de posséder ce que la terre porte de plus beau, Salomé, la fille du roi assassiné, Hérode voit tour à tour ces deux absolus le mener à sa perte, fin naturelle pour un simple humain. Cette fin signe du même geste l’impossible alliance entre la pureté et la beauté, entre Iokanaan et Salomé, cette princesse à la beauté foudroyante et animée d’un désir absolument irrépressible pour le prophète, celui dont émane la parole de Dieu et qui ne peut ni ne veut se laisser tenter par la plus belle des créatures terrestres, réduisant à néant les possibles suggérés par ces trois personnages complémentaire. Toute la tension dramatique se construit autour de ce point qu’est l’inassouvissement des désirs des personnages : Hérode désirant et n’atteignant jamais rien, Salomé furieuse de n’être pas désirée par le seul homme dont elle espère attirer l’attention, et enfin Iokanaan, inadapté au monde naturel, simple réceptacle de la parole divine, ne possèdant aucune volonté propre, et se tenant là à dispenser la parole sainte.

C’est dans ces trois figures d’un même visage que Wilde insère son talent, jusqu’à produire en filigrane un portrait en tout point semblable à l’idée qu’il se fait d’un esthète : un être de désir subjugué par la beauté insaisissable et la pureté, toute aussi hors d’atteinte. Il va sans dire que l’auteur irlandais faisait partie des principaux acteurs du mouvement de l’esthétisme anglais, recherchant l’alliance entre beauté extérieure et beauté intérieure.

Mais dans cette fin du XIXème siècle où la magie déserte peu à peu le monde, remplacée par les découvertes scientifiques et les vérités froides, l’absolue beauté n’est plus qu’une chimère, à l’image de Salomé dont les pieds délicats esquissent les pas d’une danse sacrée et gâchée dans le sang d’un mortel, rappelant qu’ici les espoirs sont morts. Ce n’est pas le baiser sur les lèvres de Iokanaan une fois qu’elle l’eut fait décapiter qui apaisera  cette “princesse sacrifiée”, comme le chante Nicola Sirkis dans son dernier album. Non, rien ne peut apaiser les espoirs déçus, seule la mort de cette beauté et du désir signera la fin de cette pièce débarrassée des fioritures des intrigues secondaires. L’acte seul se justifie par ce coup porté à l’essence même de la conscience artistique, à savoir que rien ici ne peut déjouer le destin qui cloisonne les vies, et que chacun reste aveugle, sourd ou perdu face aux actes des autres.

Salomé recevant la tête de St Jean Baptiste, Andrea Solari, 16ème.

Salomé recevant la tête de St Jean Baptiste, Andrea Solari, 16ème.

       “Je me demande pourquoi ici tout à échoué” ** chante Nicola, et nous nous le demandons aussi. Tragédie poignante puisqu’elle fait appel à ce que chacun a de plus sensible en lui, Salomé resplendit ainsi débarrassée des sept voiles qui cachent sa nudité ; et nue est la vérité au sortir de cette danse des sens et des aspirations. Joyau de la littérature, cette pièce parue en 1893 et immédiatement censurée en Angleterre, reste une des plus belles interprétations de cet épisode biblique raconté en seulement quelques lignes dans le texte liturgique. Oscar Wilde lui aura ainsi apporté la charge sacrée qu’il lui faisait défaut.

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* Cité par R.Ellman, Oscar Wilde, p.405-406

** Salomé ou la tragédie du regard, Frank Pierobon, p.12

*** Salomé, Indochine

 

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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