LITTÉRATURE

La proie et la mégère : regards sur l’héroïne controversée de « La Curée »

La Curée est le second volet incandescent de la célèbre fresque d’Emile Zola, Les Rougon-Macquart. Son héroïne, Renée, est l’épouse d’un parvenu et as des transactions véreuses : Aristide Saccard. Opportuniste, il se saisit de l’occasion en or que représente pour sa carrière l’union à une jeune fille déshonorée de la haute bourgeoisie. Revenons sur l’histoire tourmentée de cette Phèdre du XIXème siècle.

Peu après son mariage avec le financier, une fausse couche survenue telle un “heureux” coup du sort évite les questionnements du public et le scandale d’une grossesse illégitime. Renée, délivrée d’un premier poids, mène alors une existence stérile, superficielle, et souffre tout au long du roman d’un mal qu’elle ne parvient pas à nommer. Loin de ne faire montre par-là que d’un caprice d’enfant gâtée, elle incarne la plus humaine des aspirations, le désir de signification. Elle recherche tous les étourdissements pour se distraire du vide atroce dissimulé par ses chairs d’albâtre et la somptuosité de ses toilettes. Après une ruée la tête en avant dans toutes sortes de divertissements des plus innocents aux plus transgressifs, elle meurt seule et dans une indifférence glaciale.

Du drame social à la tragédie personnelle

Le roman se veut la chronique d’une fin programmée, celle du Second Empire. Au fil des événements mondains, où la débauche décline toutes ses couleurs, les relations se font et se défont, les fortunes se jouent. C’est dans ce tableau que s’inscrit l’histoire de Renée, dont la famille incarne les valeurs bourgeoises battues en brèche par le nouveau régime. Ce conte tragique commence dans la violence. A sa sortie du couvent où elle a passé toute son enfance, c’est une Renée encore adolescente qui part avec une de ses camarades s’adonner aux joies de la campagne. Un viol met vite fin à cette parenthèse heureuse et contraint Renée à rentrer chez elle « souillée » et menacée d’une perdition définitive. Elisabeth, sa tante, est mise en alarme par la perspective de l’ostracisme social qui pèse sur sa nièce, et se démène pour trouver une issue honorable à cette situation sans que son frère en soit inquiété. C’est ainsi que Renée est plus ou moins vendue à Aristide Saccard, jeune arriviste sorti de nulle part mais à qui l’on promet un avenir brillant. Leur mariage est donc avant tout une transaction qui profite à Saccard, mais qui pour Renée, alors âgée d’à peine dix-neuf ans, est une simple stratégie d’évitement. Dès le début, il ne s’agit pour elle que d’accepter passivement d’être passée des mains de son agresseur à ceux d’un possesseur nouveau dont elle ne peut attendre pour tout bénéfice qu’un vernis de convenance.

L’hôtel flambant neuf du parc Monceau, où le jeune ménage élit domicile, est une explosion de luxe creux et outrancier, où les époux ne font que se croiser. Les hauts murs abritent une abondance matérielle absurde qui masque mal le vide intérieur de ses habitants. En quête de frissons qui viendraient réveiller son être amorphe et rompre la vanité de son existence, Renée ne cesse de courir d’aventure en essayage, de bal en commérage mesquin. Son plus grand caprice, une idylle de plusieurs mois avec son beau-fils Maxime, marque un point de non-retour dans la chute déjà entamée depuis longtemps. Le roman s’achève sur l’image d’une femme toujours jeune mais comme vieillie, abandonnée et misérable. Alors que la faute a été commise à deux, seule Renée en paie le prix, et aussi au sens littéral.

La découverte de l’inceste par Saccard est occultée par la satisfaction purement financière de celui-ci lorsqu’il voit que sa femme a signé un acte de cession devant lui rapporter une somme considérable tout en achevant de la dépouiller du reste de sa fortune et des biens légués par la tante Elisabeth. Ainsi, il ne se donne même pas la peine de réagir au spectacle de l’étrange étreinte à laquelle il vient d’assister, mais se retire calmement, bras-dessus bras-dessous avec son fils, laissant Renée seule et humiliée. Maxime, quant à lui, épouse peu après une riche héritière qui meurt quelques mois plus tard, lui laissant une fortune suffisante pour poursuivre son existence de mollusque complaisant, autorisant quelquefois son père à venir ponctionner dans son capital.

La jeune femme est plus seule que jamais dans le grand hôtel froid du parc Monceau. Elle porte le poids d’une aventure illicite, et en subit ce qu’elle perçoit comme des conséquences morales. Incapable de nettoyer sa conscience du souvenir de ce « crime atroce », elle comprend maintenant l’origine lointaine de sa vie de débauche : réalisant que depuis le viol qu’elle a subi elle n’a été qu’un objet aux mains des hommes, alors même qu’elle se croyait maîtresse de ses choix et de sa vie, elle sombre dans une tristesse morbide dont rien ne pourra plus la tirer.

Esthétique de la chute et empêchement de l’empathie

L’inceste de Renée et Maxime se trouve au croisement de plusieurs intertextes, principalement le mythe biblique de la chute originelle et l’histoire de Phèdre et de son désir interdit, bien que Maxime fasse un Hippolyte peu convaincant. Renée, qui croque un fruit défendu sous la forme d’une feuille de Tanghin, est donc une Eve nouvelle, pécheresse et fautive par nature. Selon la perspective naturaliste de Zola, qui repose sur la croyance en un déterminisme aux accents fatals, les personnages sont les jouets de l’héritage physiologique qui bouillonne dans leurs veines et les mène plus ou moins directement, selon les circonstances et le milieu où ils évoluent, à une fin déjà écrite. Il faudrait donc lire la décadence de Renée comme une chute nécessaire. Serait-ce alors à dessein que Zola construit ce personnage féminin qui peine à inspirer la compassion ?

Les seuls moments de tendresse sont les retours à l’enfance passée derrière les murs froids de l’hôtel Béraud, plus particulièrement dans la chambre des enfants, seule pièce de la bâtisse que les rayons du soleil daignent réchauffer. Mais ces souvenirs sont évoqués uniquement pour rendre plus rude la comparaison avec le temps présent, où la grande pièce, désertée depuis longtemps par les jeux d’enfants évoqués comme un paradis perdu, n’est plus qu’un grenier nu et poussiéreux. En dehors de ces parenthèses hors du temps, Renée est une écervelée qui admet sans rougir courir au vice comme après une stimulation qui n’est jamais assez forte. Bien que sa quête parte d’une frustration commune à tout être humain entravé dans sa liberté et dans ses choix, la forme qu’elle prend la rend inaccessible à l’empathie. Et peut-être parce que juger une femme riche et frivole est plus naturel que de pleurer sur son sort, nous avons du mal à compatir à son malheur pourtant profond et tragique.

La victime coupable

Le retour régulier à la féminité ambiguë de la jeune mondaine concoure à brouiller les sentiments du lecteur à son égard. Dominatrice possessive sous la fraîcheur de chairs de nymphette, Renée est à la fois – et principalement – un objet sexuel et un objet de crainte. Maxime évoque sa peur de voir sa belle-mère et amante devenir folle, et cède à ses avances autant par complaisance que par appréhension d’une crise de démence. Elle est également une proie par son histoire et par son style de vie. Violée puis bradée, elle évolue sur une scène scintillante, scrutée par mille voyeurs, s’exhibant pour le tout Paris et pour la presse qui raffole de ses excentricités, Renée vit en dehors d’elle-même et se voit refuser par défaut toute intériorité. C’est de cette vacuité que naît le manque qu’elle ne parvient pas à combler. Habillée comme une poupée de cire par le grand couturier Worms, qui exerce sur son corps la projection de son génie créatif, elle arbore les toilettes les plus surprenantes, renouvelées dans une urgence consumériste impossible à réfréner. Prisonnière des normes et des schèmes que son milieu et son époque imposent à son sexe, elle se heurte aux murs invisibles de sa prison.

Plus que de l’héritage d’un gène vicié, la jeune femme pâtit d’un horizon déjà limité par son statut de femme, puis bouché à tout jamais par le viol initial qui lui ôte tout espoir du moindre choix dans l’orientation générale de sa vie amoureuse. Dès lors, condamnée à prendre pour mari qui voudra d’elle, et à s’adapter comme elle peut à la vie dans laquelle on l’a jetée, Renée n’a d’autre possibilité que de suivre le mouvement de son époque, et d’épouser la spirale incessante de l’or et de la chair jusqu’à épuisement, ou bien en l’occurrence jusqu’aux limites de la démence, avant que l’on décide qu’elle a assez servi et qu’il est temps de la mettre de côté – ce n’est pas autre chose que fait Saccard en empochant l’acte de cession puis en détournant le regard de sa femme. Une fois la curée terminée, les limiers se retirent et laissent place au vide funèbre du morceau de carcasse.

Le second Empire est loin de nous aujourd’hui, mais l’image de la femme chosifiée que laisse voir La Curée a encore des choses à nous apprendre. Car Renée, même si la vie qu’elle mène peut parfois le faire oublier, n’est au début du roman qu’une toute jeune fille à peine sortie de l’adolescence. Sa vanité, sa persévérance dans une image d’objet de désir, son impuissance à donner à son existence quelque épaisseur ainsi que sa démence naissante, incombent à deux sources premières. Il y a d’abord le traumatisme du viol et de la vente, puis la nature exhibitionniste des moyens de valorisation mis à sa disposition : toilettes, bals et conquêtes amoureuses sans lendemain qui font plus de bruit que de bien. Prise pour cible parce que jugée « désirable » dans un monde où la frénésie consommatrice peut rappeler celle de notre temps, Renée se voit refuser le choix de se construire en être pensant et libre et passe sa vie à parader comme un beau paon domestique dans le cirque social de l’Empire.

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