LITTÉRATURE

L’éclatante noirceur de Poe

Épousant avec brio les noirceurs de l’âme humaine, Edgar Poe, dans son recueil Nouvelles histoires extraordinaires, peint, à la manière du Portrait ovale, une beauté dérangeante et irrésistible, entièrement tournée vers la perversité de l’être et le tabou. Furieusement attirante, cette beauté mènera à leur perte les vingt-trois héros de chacune des nouvelles. Naissance et tombeau confondus, cette oeuvre traduite et rendue célèbre par Charles Baudelaire en 1857 expose toute la fleur de la poésie de Poe.

la mort du portrait ovale

La mort du portrait ovale par Benjamin Lacombe

« Et l’homme tremblait dans la solitude : – cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher ». Échappée de la nouvelle Silence, cette phrase scandée par trois fois résonne comme une formule dans la prose minutieuse d’Edgar Poe. Ton étrangement ordinaire pour un incident inévitable, que cette nuit à la fois physique et symbolique qui s’avance. L’auteur rend ainsi le narrateur spectateur de sa descente dans l’obscurité, si sensible dans le Chat Noir, où l’alcool, ce démon de première heure qui emprisonna Poe dans sa vie intime, s’immisce insidieusement dans les veines du héros bon et aimant afin de le transformer en une bête cruelle et démente. « J’étais devenu un esclave de l’opium, il me tenait dans ses liens,– et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. » déclara Poe, expliquant de ce fait l’omniprésente noirceur dans son oeuvre.

Prenant mille apparences, le démon de la perversité se cache tour à tour dans la boisson, dans les prunelles d’un félin, dans des manifestations sonores aiguillonnant de manière intolérable les sens exacerbés du héros ou bien dans le simple visage d’une femme, beauté maladive et fascinante, à l’image de Bérénice dans la nouvelle éponyme, dont l’agonie rend tremblant le narrateur, alors qu’il avoue volontiers : « Dans les jours les plus brillants de son incomparable beauté, très-sûrement  je ne l’avais jamais aimé. ». Romantisme macabre où la beauté ne trouve plus en la laideur une rivale mais bien au contraire une alliée naturelle,  Tarpaulin et Legs, les deux matelots égarés dans les quartiers de Londres ravagés par une peste étrange, courent encore aux bras de deux créatures étonnantes. L’une arborant un « abîme terrifique », autrement dit un sourire de l’ange, et l’autre nichant dans un visage doux et charmant une trompe purulente faisant office de nez.

Tout cela s’harmonise dans une sorte de réalité fantasmagorique où le moindre détail voit son importance décuplée, à l’image du tonnerre dans La chute de la maison Usher, métaphore de la vie s’échappant encore de Madeline mise en bière par erreur et vivante, et qui par vengeance, ruine la maison qui l’a vu naître et et qui est devenue prématurément son tombeau. Cette question de l’origine peut faire penser à celle de Poe dont la vie ne fut qu’une suite de mésaventures et de peines, de mises au tombeau continuelles de ses espérances et de ses proches, sa mère morte de la tuberculose alors qu’il n’avait que trois ans, ou bien Virginia Clemm, sa cousine germaine qu’il épousa quant elle eut treize ans et qui mourut elle aussi de  phtisie quelques années plus tard, le laissant livré à ses propres démons qui l’emporteront dans la fleur de l’âge, à 40 ans, sans que la cause de son décès ne soit vraiment tirée au clair. Ainsi marqué d’un sceau funeste, le parcours fulgurant de Poe le hisse sans conteste au rang de l’écrivain maudit, dans la vie comme dans ses œuvres  longtemps ignorées du public de son pays d’origine, l’Amérique.

Si la descente dans l’ombre des personnages, tous plus ou moins dérangés, sert de fil conducteur aux intrigues, il réside en plus, du goût de l’anéantissement total de l’être, une face lumineuse, la touche fantastique, cet artifice littéraire dont abuse Poe et qui donne toute leur profondeur aux textes, explorant en tous points l’esprit des héros, presque toujours doubles, comme ce William Wilson en proie à son reflet vivant qui contrecarre toujours ses plans les moins honnêtes. Et tuer l’autre part de soi ne sert à rien, comme le comprend finalement William une fois son épée plongée dans le corps de l’importun. ”Vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne comme tu t’es radicalement assassiné !” murmure ce dernier en guise d’adieu. Quête de l’être, ce recueil est l’expression d’un homme qui ne peut trouver la lumière, la compréhension des choses qu’à travers un obscur cheminement semé bien souvent de crimes, réponse extrême à l’incompréhension du dormeur qui ne perçoit enfin la réalité qu’à la suite d’un crime quelque qu’il soit.

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Pierre appartenant à l’édifice énorme que Poe a laissé dans le paysage littéraire, ces Nouvelles histoires extraordinaires ont influencés de nombreux auteurs : Charles Baudelaire, qui était lui-même un ami de l’auteur, ou, bien plus récemment, Benjamin Lacombe, jeune illustrateur qui a mis en images certaines de ces nouvelles dans son livre Les contes macabres. Alliant réponse cuisante à son rival littéraire, Thomas Dunn English qui avait écrit 1844 or The Power of the S.F, où le personnage de Marmaduke Hammerhead représentait sous le plus sombre éclairage la figure de Poe ; la vengeance sonne donc avec la concision extrême du genre de la nouvelle et avec la victoire de l’être sur les ténèbres grâce à cette esthétique et à cette tension toujours palpable dans les intrigues. N’oublions pas que le père du roman policier n’est autre que Poe lui-même !

Composition du recueil :

Le démon de la Perversité, Le chat noir, William Wilson, L’homme des foules, Le coeur révélateur, Bérénice, La chute de la maison Usher, Le puits et le pendule, Hop Frog, La Barrique d’amontillado, Le masque de la mort rouge, Le roi Peste,  Le diable dans le beffroi, Lionnerie, Quatre bêtes en une, Petite discussion avec une momie, Puissance de la parole, Colloque entre Monos et Una, Conversation d’Eiros avec Charmion, Ombre, Silence, L’île de la fée, Le portrait ovale. 

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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