CINÉMAFestival de Cannes

L’érotisme de la fiction – Mademoiselle de Park Chan-Wook

Présenté au festival de Cannes en mai dernier, Mademoiselle vient confirmer, après le succès critique d’Old Boy, le talent du réalisateur coréen Park Chan-Wook. Ce dernier film, esthétiquement très réussi, et subliment interprété, a surpris par sa structure narrative complexe et son érotisme manifeste. Tout au long du film, les stratagèmes dramatiques auxquels a recours le réalisateur invitent le spectateur à déconstruire et reconstruire l’histoire de ces deux femmes aimées et amantes. Comme lors d’un jeu érotique, le spectateur cherche à dévoiler ce qui se cache derrière ces manigances (narratives) qui excitent son imagination. C’est de ses efforts d’imagination que naît la fiction, puzzle reconstitué du scénario. Park Chan-Wook nous entraîne donc, spectateurs occidentaux que nous sommes, à faire une expérience érotique de la fiction dont nous ressortons autant ébahis qu’émerveillés.

Leçon d’érotisme, par Park Chan-Wook

Résumée chronologiquement, l’histoire que nous raconte Mademoiselle est celle-ci : un comte, ambitieux et rusé, entend épouser une riche noble et fait employer par cette dernière comme servante sa complice chargée de persuader sa maîtresse d’accepter sa main ; seulement une passion naît entre les deux femmes et celles-ci retournent alors contre le comte son stratagème pour vivre leur amour en toute liberté. Ce qu’on aurait pu raconter avec simplicité, au moyen d’une narration classique, Park Chan-Wook décide de le rendre proprement « irrésumable », en en complexifiant la logique et en dissimulant tout au long du film les rouages nécessaires à une compréhension linéaire de l’histoire. Le film se déroule en trois parties, qui correspondent chacune à un point de vue différent. La première partie épouse celui de Sookee, la jeune servante : par contraste avec les parties suivantes on peut dire de cette partie qu’elle est relativement « classique ». Elle semble être d’une quasi innocente volupté, correspondant ainsi au caractère de Sookee. L’esthétique choisie dénote d’ailleurs une certaine pureté, celle de l’amour naissant, une pureté poudrée (les couleurs sont plutôt pastel), comme voilée. Car derrière ce voile se cachent le mensonge et les sentiments que Sookee dissimule à Hideko sa maîtresse, secrets qu’on ne voit pas révélés au terme de la première partie. Pourtant à la fin de la première partie, le spectateur comprend abasourdi qu’il a été berné et que le piège que tendait le récit lui était comme destiné. Dans la deuxième partie nous devons redécouvrir la première partie mais d’un point de vue différent, celui d’Hideko, comme si nous étions « de l’autre côté » du voile. Nous assistons quasiment aux mêmes scènes mais comme en miroir puisque la caméra a changé d’axe, parfois de 180 degrés. Le récit change de point de vue et nous force alors à déconstruire la première version des faits afin de reconstruire le fil de la nouvelle. A cette occasion se dévoile un autre versant du personnage d’Hideko, pervers et malin, que l’on croyait innocente et docile. Dans cette partie, l’esthétique est plus chaotique, plus cru. L’érotisme délicat du début devient plus frontal, presque incommodant par moment. Par exemple, la scène de sexe de la première partie est plus longue dans la deuxième. Le spectateur est alors de plus en plus en proie à l’attraction et à l’excitation sexuelles qui unissent les deux femmes ; il entretient dès lors un rapport plus érotique à la fiction qui se dévoile devant ses yeux. En outre, il devient complice d’un nouveau stratagème, celui des deux femmes contre le comte : le berné n’est plus celui qu’on croyait. La dernière partie, elle, consiste en la résolution de l’intrigue et glisse vers un sadisme vengeur. On suit alors le point de vue du couple féminin Sookee-Hideko, résolu à prendre sa revanche sur l’homme, mais aussi sur l’impérialisme japonais, ceux qui croient seuls détenir le pouvoir de disposer des « plus faibles », les femmes, la Corée.

© CJ Entertainment

Le comte et Mademoiselle, Hideko ©CJ Entertainment

Mademoiselle est donc un jeu de dupes entretenu à la fois par les personnages et par le scénario : les deux femmes trompent l’homme qui croyait tromper, Park Chan-Wook trompe le spectateur en le manipulant et en le forçant au jeu du cache-cache mêlant érotisme et intelligence. De l’illusion de la fiction Park Chan-Wook nous mène à l’intelligence de la fiction : au début du film le spectateur se contente d’adhérer pleinement au récit, puis dans la seconde il s’en méfie, et finalement se retrouve dans le désir de le voir arriver à son terme. Mensonge, retournement de situation, manipulation du spectateur et mise à l’épreuve de son intelligence sont autant de moyens avec lesquels cinéastes, comme écrivains aiment à jouer pour perturber les réflexes rationnels de leur spectateur-lecteur.

Fantasmes et désirs inassouvis de l’imaginaire

Mademoiselle est également un film qui nous propose de sonder notre imaginaire. D’abord parce qu’il exige de nous de déconstruire et reconstruire un récit. Ensuite parce que le cœur du film est une histoire d’amour, sensuelle et charnelle. Tout au long du film nous sommes éblouis par la beauté naturelle de ses femmes, la beauté de ces deux corps amants que Park Chan-Wook filme avec feu. Il parvient à réunir dans son film sadisme et sensualité, couple typique des films érotiques japonais (les pinku eiga) et ainsi il éblouit le spectateur de cet érotisme asiatique auquel ce dernier est étranger. A la manière qu’avait Nagisa Oshima, avec L’Empire des sens, de rendre mortel ce désir insatiable d’amour et de sexe, Park Chan-Wook offre un spectacle où le fantasme charnel est roi et domine tout. L’érotisme auquel nous expose ce film peut surprendre, exciter, déranger aussi, mais il ne se substitue en rien à la beauté de l’amour de Sookee et Hideko, car il se fond en elles, comme un tout indissociable. A chaque plan une tension, un désir communicatif traverse l’écran. C’est une sensation à laquelle le spectateur ne peut guère se soustraire. Et il aurait tort d’y résister car c’est une véritable expérience que nous propose Park Chan-Wook : l’expérience d’une interaction sensuelle entre le film et l’imagination du spectateur. De la même façon que Hideko lit -ou plutôt « interprète »- des textes érotiques aux hommes vieux et avides, Park Chan-Wook nous livre un film dont le sens a besoin d’être médiatisé par l’imagination du spectateur. Dans le cas de ceux qui écoutent la lecture, comme du spectateur, le plaisir de l’oeuvre n’est véritable que parce que l’objet est incomplet, truffé d’implicite et de blancs, il a besoin d’être comblé par un autre pour fonctionner. Et ce qui, par excellence, comble tout vide, c’est le fantasme, l’imaginaire.

Finalement ce que l’on peut comprendre à travers ce film, c’est qu’il est peut-être fou de croire que l’on peut parvenir à ses fins au moyen de la raison (qu’il s’agisse d’établir un stratagème ou de comprendre un film), mais que seule l’expérience sensible nous embarque vers le plaisir ou la jouissance. C’est le cas de Sookee et Hideko qui laissent la passion les gagner et parviennent à la faire triompher. C’est le cas du spectateur, qui ayant accepté ce jeu érotico-narratif se laisse gagner par la beauté des plans et du récit. On peut donc dire que Park Chan-Wook semble nous inviter à nous laisser séduire par les effets de la fiction plutôt que de nous acharner à lui donner une signification. Laisser surgir la beauté sans chercher à l’évaluer, la contempler telle qu’elle est, par exemple dans le sublime dernier plan du film, chimérique.

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