CINÉMA

Poesía sin fin : l’effervescence créatrice d’Alejandro Jodorowsky

Poesía sin fin est le deuxième volet de la trilogie autobiographique d’Alejandro Jodorowsky, entamée en 2013 avec La danza de la realidad. Poésie et créativité sans fin, c’est ce qui s’exprime à travers les trésors d’inventivité visuelle déployés par le film – œuvre d’un artiste fou et génial qui soulève aussi la question de la dualité au cœur du cinéma, à la fois art et industrie.

La poésie, mode de vie de l’artiste total

Poesía sin fin reprend là où La Danza de la realidad s’était arrêté et on retrouve un Jodorowsky adolescent, déchiré entre ses aspirations de poète et les injonctions d’un père réfractaire à toute forme d’art. Qu’importe, le jeune Alejandro est prêt à l’éveil artistique, quitte à couper ses racines (quasi littéralement) pour voler de ses propres ailes. Hors du carcan familial qu’il fuit, il se mêle à ses semblables ; des poètes tout en démesure, des danseurs symbiotiques, des artistes exaltés. Poesía sin fin suit le fil de ces rencontres avec ces personnages hors normes, dans un questionnement existentialiste qui envisage la poésie comme un mode de vie. Que ce soit en traversant la ville en ligne droite absolue ou en s’ébrouant au cœur de fêtes explosives aux accents mystiques, chez Jodorowsky, on fait acte de poésie comme on fait acte de foi.

Poesía sin fin se vit comme un rêve sous acides dont on ressort les yeux lessivés. Chaque plan regorge d’idées de mise en scène audacieuses et visuellement, c’est aussi enivrant qu’épuisant. Des pluies d’étoiles et de peinture, des jeux de masques et de marionnettes, des lieux de vie surréalistes ; Jodoroswky manie la couleur comme personne et chez lui tout fait sens, tout est symbole. Les costumes créés par l’artiste Pascale Montandon (qui est par ailleurs l’épouse du cinéaste) fourmillent de détails incroyables venant renforcer l’aura pleine de mystère et de magie entourant chaque personnage. Jodorowsky est un artiste total, à la fois poète, cinéaste, peintre, homme de théâtre ou encore marionnettiste, et tous ces domaines de création se répondent au sein même du film dans des jeux de mises en abyme qui s’appuient sur une esthétisation extrême et une artificialité assumée. C’est très beau et la poésie infinie promise par le titre filtre de  partout.

Les acteurs sont passionnés, habités, et nous attachent sans peine à leurs personnages excentriques -mention spéciale à Pamela Flores qui incarne à la fois la mère de Jodorowsky, femme névrosée qui ne s’exprime qu’en chantant, et la poétesse Stella Diaz, son amante chamarrée aussi vindicative qu’impitoyable. On est saisis par quelques moments de fulgurance et de déchirement qui marquent les liens étroits unissant les personnages, dans les élans d’amour comme dans les trahisons les plus tranchantes. Cependant, cela ne suffit pas toujours à créer l’émotion et l’overdose de symboles se fait parfois pesante, voire impénétrable. A nous en mettre plein les yeux, Jodorowsky échoue parfois à nous toucher au cœur… Malgré cela, Poesía sin fin prouve la vitalité de l’imaginaire inépuisable de cet enfant turbulent de 84 ans et s’impose comme un objet cinématographique unique en regard de la production actuelle.

Alejandro Jodorowsky, Poesía sin fin- Droits réservés

Alejandro Jodorowsky, Poesía sin fin- Droits réservés

Un rapport difficile avec l’industrie cinématographique

Au delà du propos du film, ce qui est intéressant chez Jodorowsky, c’est son rapport à la production et à l’industrie cinématographique dans son ensemble : le système le rejette et « Jodo » le lui rend bien. Malgré son statut d’artiste de génie et de cinéaste culte, les producteurs (à l’exception notable de son complice Michel Seydoux) restent parfois frileux face à ses visions artistiques jusqu’au boutistes. C’était déjà le cas dans les années 70 alors que le manque de financements l’avait poussé à abandonner son projet titanesque d’adaptation de Dune, le roman de science-fiction de Frank Herbert.* Qu’à cela ne tienne, à l’ère d’Internet et de la communication de masse, Jodorowsky trouve les financements lui-même et n’hésite pas à solliciter une communauté de fans via le crowdfunding : la campagne “Kickstarter” pour Poesía sin fin a soulevé près de 440 000 euros. En échange de leur dons, les fans se voient récompensés en « argent poétique » en lieu et place des habituels goodies proposés aux contributeurs de crowdfunding.

Jodorowsky rejette en bloc une vision consumériste du cinéma qui envisage le film comme pur produit destiné au loisir et à la détente. Lui fait du cinéma par besoin ardent d’exprimer son art et la conception de ses projets ne dépend en rien de leur réception potentielle ni du souci de faire de l’argent. Or, l’industrie cinématographique fonctionne de manière cyclique : il faut créer en espérant gagner de l’argent car on a besoin de l’argent pour continuer à créer. Dans le cadre de cette industrie, les cinéastes doivent concevoir leur art en réponse aux besoins d’un marché et on peut à juste titre se demander à quel point la création est bridée lorsqu’on entre dans une telle logique de rendement (qui est cependant propre au cinéma depuis sa naissance). Quand, comme Jodorowsky, on ne rentre dans aucune case, qu’on fait partie d’une niche qui pourra potentiellement peiner à trouver son public, faire du cinéma et mener à bien ses projets peut vite devenir un combat de tous les instants.

L’art cinématographique, dans son dispositif, a besoin de l’industrie pour exister et vice-versa : l’intercommunication entre les deux est nécessaire. L’industrie aujourd’hui ne fournit pas que des produits formatés et insipides, contrairement à ce que semble parfois penser Jodorowsky, et fort heureusement des propositions artistiques fortes parviennent à soulever des budgets conséquents. Blockbuster et ambition créative ne sont pas nécessairement incompatibles, et le film peut tout aussi bien être objet de loisir et objet d’art selon la conception que l’on en a. Cependant, on peut s’aligner avec la pensée de Jodorowsky en regrettant une certaine uniformisation du cinéma en lien avec les enjeux industriels. Certes, le cinéaste franco-chilien fait figure d’exception à tous les niveaux, mais il défend des valeurs artistiques essentielles d’audace et de liberté. On ose espérer qu’à l’avenir, l’industrie saura s’ouvrir plus pour donner de l’envergure à des projets ambitieux et non conventionnels comme ceux de Jodorowsky, sans craindre la réception d’un public parfaitement capable d’intelligence et de sensibilité face à des propositions venant bousculer ses habitudes de spectateur.

*L’épopée créatrice de Jodorowsky et son équipe ainsi que le rayonnement de ce film pourtant jamais tourné sont relatés dans le fascinant documentaire de Frank Pavish, Jodorowsky’s Dune.

Etudiante en cinéma à la Sorbonne Nouvelle, passionnée d'art et de culture, et aimant en parler.

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