CINÉMA

“I feel good !” – Welcome to the nouveau monde

Les créateurs du Groland devenus cinéastes depuis Aaltra (2004), approfondissent de film en film leur oeuvre sociale. Une preuve de plus avec cette cuvée 2018, fable savoureuse et cruellement absurde sur entrepreneuriat au temps du macronisme. Jean Dujardin y est géant.

Deux hommes, jouant à l’écran ce qu’ils sont dans la vie,  dans un garage sombre, rempli entre autres de machines à laver. Assis sur ces dites machines, ils commencent à les frapper nonchalamment pour en créer un air entêtant ; qui habitera le film et  dont ils sont les superbes ombres. Ces deux anonymes font partis du village autogéré Emmaüs de Lescar Pau, au centre du propos de la nouvelle oeuvre des réalisateurs de Mammuth. Une ville colorée dans la ville terne du Béarn. Témoins d’une catastrophe qui ne fait que commencer, ces compagnons sont filmés avec délicatesse par Gustave Kervern et Benoît Delépine, partageant avec eux cet esprit de solidarité allié à un goût pour la marge.

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“Dire que j’ai commencé avec un peignoir et des mules”

Quand les papas de Groland rencontrent les enfants de l’Abbé, en somme. De sommes, Jacques, qui vient d’arriver, en parle sans arrêt, de grosses sommes, faciles à gagner. À l’entendre, d’ailleurs comment pourrait-on faire autre chose que de l’entendre, Jacques est un businessman impitoyable, startepeur novateur, “self made man” inspirant pour tous ceux qui par la grâce de Saint-Antoine peuvent croiser sa route. Jacques appartient à la France qui bouge, qui disrupte, qui n’arrête pas le progrès, qui réussit en niant la possibilité de l’échec. Jacques a plein d’idées, de grandes idées, des développements plein son peignoir. Traverser la rue pour trouver du travail, très peu pour lui, c’est le travail via une idée révolutionnaire qui doit venir à lui. Jacques a la conviction que les terres françaises sont trop petites pour ses ambitions. À noter, tout de même, que la connerie abbyssale de Jacques, ne se mesure pas, elle se subit. Le voilà donc dans cette communauté tournée vers l’autre, dirigée par sa soeur, Monique (Yolande Moreau, douce et intense ). Son nouveau projet ? Emmener quelques compagnons d’Emmaüs pratiquer la chirurgie extra low-coast en Bulgarie, car selon lui, “pour réussir, il faut être beau”.

Ressources inhumaines

Les traits pourraient être grossiers : laisser rentrer le prototype même du déshumanisé, représentant de la Start up Nation, dans un univers solidaire et bienveillant ; opposer cynisme et gentillesse, pseudo-réalisme et candeur. Le résultat est beaucoup plus subtil.

I feel good est une réussite esthétique et à ce jour, l’opus le plus abouti du duo.  Franchement moins punk dans sa mise en scène et plus harmonieux qu’à l’accoutumée mais clairement audacieux, le film est une gifle suivie d’une caresse, plutôt qu’un coup de poing. Le côté joyeusement bricolé, est contre balancé par le soin apporté à la mise en scène, empêchant le film de tomber dans un cinéma anar-aigri-tous pourris.  Autant sur le fond que la forme, ils ne marchandent pas. Jamais la maîtrise technique de leurs plans, bourrés d’inventions stylistiques, n’est troquée contre l’originalité plastique. Tout en laissant trainer leur caméra en liberté dans les délires capitalistes de Jacques (qu’il essaye de convaincre les compagnons du génie de SON idée ou qu’il raconte ses réflexions à sa candide de soeur), le duo tient totalement son récit, ne perdant jamais de vue le propos militant de l’ensemble.  Car l’objectif du duo n’est pas seulement  de se payer le patronnat et ces rejetons du capitalisme en tout genre, mais bien d’affirmer sa voix, avec poésie et modestie.

I Feel Good : Photo Jean Dujardin, Yolande Moreau

© Ad Vitam

 

La richesse des thèmes abordés avec pudeur et dérision impressionne. De la difficulté de la filiation à l’incapacité de trouver sa place dans une société normalisée et aseptisée, c’est l’humain qui est au coeur de leur film. Nourri par des dialogues d’un très haut niveau- ” C’est pas Karl Marx qui va t’aider à avoir un jacuzzi ou une pergola ” ou  ” Je vais te laisser payer car j’ai que des bitcoins”- le récit absurde de cette quête d’argent se transforme, au bout du conte, en recherche d’espoir dans une Europe de l’est désolée mais cocasse.

Un acteur à la hauteur

Réservons le dernier paragraphe à un acteur populaire qui sait prendre des risques. Confirmant son appétit pour les univers d’auteurs très marqués (Bertrand Blier par le passé, Quentin Dupieux, dans le futur), Jean Dujardin s’abîme, se maltraite, se désoscarise, sans chercher la récompense ni la performance. Il est immense. Le comédien se niche au coeur de la machine pour distiller son poison préféré : la bêtise absolue de son personnage. Loin de vampiriser le film, il l’aère de regards vides et d’ airs supérieurement ridicules. Chez lui, la bêtise pourtant dangereuse de Jacques devient olympique, légère. Jacques est persuadé de la véracité de ses propos, Jean lui offre la poésie d’un imbécile heureux. Face à Yolande Moreau, toute en sentimentalisme et sacrifice, le grand enfant capricieux apporte une nouvelle nuance : derrière l’absurdité de ses entêtements, subsiste une vraie tristesse, celle du temps qui passe et ne résout rien. C’est toute la force du duo Kervern/Delépine : maitriser la folie et l’exubérance de l’anti-héros pour laisser exister les autres camarades.  À l’image de ces compagnons qui se réparent ensemble, les cinéastes soignent leur désenchantement avec leurs moyens, rassurants et jamais goguenards.

 

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