CINÉMA

Winter Sleep – Hibernation Littéraire

196 minutes et le mot « sleep » dans le titre même du film, autant dire tout de suite que cette palme d’or 2014 nous fait peur avant de l’avoir vu. Des questions existentielles nous assaillent ; faut-il prendre un thermos de café, une grande bouteille d’eau ou des pommes ? Alors qu’il reste encore certainement 194 minutes de film devant nous, l’envie de s’envoler vers les villages troglodytes turcs est instantanée : le décor est posé, provoquant un émerveillement rare. Le réalisateur de cette fresque, Nuri Bilge Ceylan, nous propose de venir à l’hôtel que tient Aydin, comédien retraité et écrivain acharné, pour être le témoin intime des relations fraternelles, maritales et amicales de sa vie. Début d’une longue hibernation ou éveil de l’esprit ?

Loin du fast-food cinématographique que l’on nous ressert à toutes les sauces en salle où la durée du film dépasse rarement 1h40, Winter Sleep est un banquet avec dix entrées différentes, quelques nobles plats et certainement des plateaux de fromages et de desserts qui n’en finissent plus. Nous aimerions goûter la totalité, nous aimerions savourer pleinement les mets alléchants mais nous ne pouvons pas, il nous faudrait plusieurs repas pour cela : c’est physiquement impossible. La palme de cette année devrait se regarder, se scruter, s’éplucher en plusieurs fois, à la manière d’un banquet ou celle d’un énorme livre de chevet qu’il faudrait méditer. Nous pourrions oser écrire que ce n’est pas un film à voir au cinéma.
Roman filmé, cinéma philosophique, littérature visuelle, on ne saurait dire quel genre le réalisateur vient d’inventer mais une chose est sûre : nous sommes face à une œuvre absolument littéraire. Winter Sleep est un film de questionnement. Ce n’est pas un film que l’on peut se représenter, que l’on peut résumer. Nous pourrions très certainement définir ce qu’il n’est pas mais en aucun cas ce qu’il est. L’œuvre de Ceylan n’a pas de schéma narratif précis et défini, c’est le fragment du présent de ses personnages, c’est un récit de vie. Si ce n’est pas la vie elle-même, l’intrigue est absente. L’histoire s’inscrit dans une continuité : un passé que nous n’avons pas connu et un futur en devenir dont nous serons en partie témoin. Winter Sleep est un monstre dont nous n’avons plus l’habitude. Lorsque certaines franchises s’autorisent à bâcler une bonne dizaine de personnages tous liés les uns aux autres pour en faire une fiction dynamique, légèrement violente et souvent creuse, Ceylan vient au plus profond de ses personnages et choisit de prendre son temps. Ce film nous rappelle, comme a pu le faire La Vie d’Adèle en 2013, que le cinéma que nous aimons revient aux personnages, à une sorte d’ultra réalisme des sentiments et des situations. L’extraordinaire par la recherche de la vérité.

Winter Sleep/Droits Réservés

Winter Sleep/Droits Réservés

Ici, le temps du récit correspond presque au temps de la réalité. Certains dialogues prennent vraiment leur temps, cherchant à atteindre des profondeurs de réflexion et d’échange rare. Techniquement très simple, la narration est fondée sur un équilibre infaillible du champ contre champ mêlée à quelques légers travellings accompagnés au piano, toujours dans le même thème. Ceylan revient alors à une question fondamentale du cinéma : le dit et le non-dit. Les personnages parlent, ils expriment ce qu’ils pensent. Et l’histoire avance grâce à ces dialogues. L’image devient alors un support pour donner vie à ce dialogue. Dans Winter Sleep, l’image n’est pas narrative. Le cinéaste laisse la place au langage parlé et à l’échange comme personne ne l’a fait avant lui. Il filme les regards, il attrape les voix, il capte les expressions et les lient au montage avec une finesse d’orfèvre : là est l’immense force du film.

Winter Sleep mêle la magie d’un récit d’ancien, l’énergie d’une dispute fraternelle et l’ennui d’un mariage sans sève. Un film qui réveille l’envie de parcourir l’Anatolie entre la neige, les chevaux sauvages et les villages troglodytes, de débattre au coin du feu des tumultes de la vie.

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