CINÉMA

Only God forgives : un cinéma qui dérange

Après le succès en 2011, on s’attendait à voir dans le nouveau film de Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling un nouveau Drive, un nouveau succès, une nouvelle récompense. Hué à Cannes, revenu bredouille du festival, Only God Forgives a reçu un accueil sinon totalement négatif, du moins relativement mitigé. Pourquoi faut-il quand même aller le voir ?

ALERTE SPOILER

Commençons d’abord par l’évident argument pour midinettes du sublime (jeu d’acteur de) Ryan Gosling. Toujours aussi bon, il campe ici un Américain en exil à Bangkok qui dirige un club de boxe cachant en réalité ses opérations de contrebande et son trafic de drogue. Après le meurtre de son frère Billy, leur mère, interprétée avec brio par Kristin Scott Thomas, débarque à Bangkok en lui réclamant vengeance. Les enjeux essentiels de ce film sont donc les rapports complexes de ce fils avec sa mère, et sinon une observation, du moins une illustration d’un état de nature violent des hommes, particulièrement anti-rousseauiste (Rousseau affirmant en effet que les hommes à l’état de nature, c’est-à-dire un état hypothétique avant l’apparition de toute civilisation, sont bons et pacifiques) puisque même la figure de l’autorité morale, incarnée par le policier Chang, use constamment de la violence pour parvenir à ses fins, quelques justifiées qu’on les juge.

On a reproché à ce film sa trop grande violence ; il est certes assez anti-académique. L’ambiance est autrement plus sombre que dans Drive (puisque la comparaison est répétée, usons-en) et la brutalité ne s’arrête pas qu’à la suggestion. « Gore », « trash », les adjectifs ne manquent pas pour illustrer la fureur mise en scène dans Only God Forgives. Injustifiée, voire trop esthétisée ? Certainement pas. C’est une œuvre qui veut justement et paradoxalement être à la fois réaliste et fantasmatique. On a bien sûr la sensation de se promener dans un univers onirique et surréel, qui relève d’ailleurs plus du cauchemar que du rêve. Les jeux sur les couleurs et le clair-obscur, les successions de longs plans fixes ou encore l’attachement à souligner le mouvement d’un seul quand les autres sont parfaitement immobiles (en particulier Chang, dans la scène de torture et lors des scènes de karaoké), contribuent à donner au film une ambiance fantasmagorique. Pourtant, c’est d’une réalité toute crue qu’il s’agit là. Nicolas Winding Refn révèle la nature violente de l’homme dans un monde où les règles ne s’appliquent pas, où l’on laisse libre cours à ses pulsions. Tous les hommes y sont violents et toutes les femmes sont prostituées ou assimilées. Ce n’est pas de l’exagération pour produire un film résolument et essentiellement anti-conformiste ; la visée est plus grande, la réalité fait mal, et c’est très probablement l’une des principales raisons de l’insuccès de cette œuvre pourtant vraie, et brillante. Beaucoup détournent les yeux pendant le film : il ne faut pas pour autant refuser de croire à ce qu’on nous montre. Le choix d’une réalité crue mais transposée dans un univers de rêve ne retire pas au film sa dimension artistique : quand la réalité ne prend pas de pincettes, le réalisateur n’a pas besoin de le faire. Pourquoi seulement suggérer subtilement la violence quand il s’agit justement de nous la révéler dans toute sa nudité, sans artifices et sans déguisements ?

On a regretté encore une histoire creuse, un scénario mal bâti, une intrigue lente et fade. Ne faut-il pas plutôt y voir tout l’inverse ? Conte psychanalytique, Only God Forgives est l’illustration parfaite du complexe d’Œdipe (une thèse freudienne héritée de la mythologie grecque qui affirme que les garçons sont pendant une phase de leur enfance inconsciemment amoureux de leur mère), mais dans un monde actuel et réel. On l’a dit, les relations de Julian (le personnage joué par Ryan Gosling) avec sa mère sont le sujet réel de ce film. A la fois mère et amante, Kristin Scott Thomas confond dans son personnage les deux aspects principaux de la féminité qui hantent son fils. Langage châtié, tenues exubérantes, maquillage outrageux, parures provocantes, artifices à visées séductrice, cheveux longs et détachés (symbole de l’épanouissement sexuel), tels sont les instruments de la mère pour se faire féminité ambivalente, refus non pas catégorique de la maternité, mais en tout cas refus d’être confinée dans un seul rôle utérin. On peut remarquer notamment un indice marquant de cette conservation du caractère maternel : lors de la scène de retrouvailles entre la mère et son fils, on comprend que l’ambiguïté sexuelle dans leurs relations n’existe pas malgré leur parenté mais par et à cause d’elle, puisqu’en même temps qu’elle déploie tout un attirail envoûteur, elle rappelle son statut en particulier par le motif de la rose sur sa robe qui s’épanouit exactement sur son ventre, lieu de développement du fœtus, cela va sans dire.

La Mère figure l’Amante et l’on recherche la Mère dans l’Amante : Œdipe des temps modernes, Julian illustre si bien la psychanalyse du XXe siècle que le thème récurrent des mains sales est expliqué par une culpabilité toute freudienne : il a littéralement tué le père pour mieux plaire à la mère. Notons d’ailleurs que la mort du père n’est pas seulement la manifestation du désir pour la mère mais plus généralement et symboliquement la mort du Père c’est-à-dire de l’autorité, de la loi, si peu présentes ou tellement détournées dans l’œuvre.

La Mère et l’Amante, fusionnées en une seule, forment donc le monstre qui hante Julian. On le voit dans le fantasme de la masturbation féminine, qui prête d’abord à plusieurs interprétations : on a avancé le problème de l’impuissance, on peut penser à une vision moins « instrumentalisatrice » de la femme puisqu’elle n’est pas un moyen pour accéder au plaisir mais justement la seule des deux à en avoir. Mais le déroulement et plus évidemment la fin du film éclairent le sens de cette préférence sexuelle : masturber une femme, c’est plonger la main en elle, donc l’atteindre, la rejoindre en sa féminité profonde, et par là chercher à retrouver la chaude et moite intimité de l’utérus, l’avant-naissance, non seulement par amour pour la mère, mais aussi pour échapper à la violence du monde, donc ici trouver dans une pré-existence rassurante une évasion des sombres bas-fonds de Bangkok. On comprend alors l’intérêt de cet éclairage rouge si fréquent : il crée une intimité à la fois réconfortante et angoissante, si lénitive qu’elle en devient inquiétante et oppressante, un espace matriciel qui rappelle l’ambivalence de la femme. Le rouge rappelle le sexe, le vice, mais aussi la chaleur, la sécurité, tout comme le sang symbolise à la fois la vie (qu’il permet) et la mort (que son écoulement provoque).

C’est l’un des autres aspects essentiels du film : la dualité, l’ambivalence. Only God Forgives n’a rien de manichéen : l’opposition entre Bien et Mal est constamment remise en question. On peut distinguer deux facteurs de violence : d’abord les principaux protagonistes qui justifient leur brutalité par la vengeance, donc une forme de justice, même privée, et d’autre part les agents de cette violence, mais qui ne sont finalement que des intermédiaires sans importance qui tuent pour leur survie. Où est le Bien dans cette œuvre ? Nulle part. Mais le Mal absolu n’y est pas tellement plus présent. Nicolas Winding Refn révèle, après beaucoup d’autres certes, la facticité de la dualité entre le Bien et le Mal, le blanc et le noir : tout est gris. Julian veut obéir à sa mère pour la satisfaire, elle veut rendre justice à son fils, Chang rétablit une justice parallèle mais en laquelle il croit, et même le viol et le massacre de la jeune prostituée par Billy sont balayés par un laconique « je suis sûre qu’il avait ses raisons ». Le bien et le mal sont en balance dans un lieu où la moralité n’est plus la même.

Pourquoi répéter la stérile comparaison entre Only God Forgives et Drive ? Drive, un tel succès, oui, mais aussi un film de commande (ce qui n’enlève certes rien à son génie, accordons-le), mais avec Only God Forgives, Nicolas Winding Refn retourne à un univers plus personnel, et on comprend le manque de succès de ce réel film d’auteur. Même les deux personnages interprétés par Ryan Gosling sont différents : Julian contre l’anonyme, le chauffeur ; l’homme dont le passé le hante contre celui qui semble ne pas en avoir ; Julian dont les relations complexes avec les autres sont le sujet du film contre le chauffeur qui finalement est seul, dont les relations sont vouées à l’échec ; Julian très souvent dans l’ombre ou éclairé par des néons blafards contre l’anonyme mis en valeur dans de longs plans lumineux. Dans les deux cas il s’agit pourtant de films très psychologiques où les personnages, qu’on les juge consistants ou non, ont tout de même plus d’importance que l’intrigue. Seulement les films d’action ont plus de succès, ce qui peut sembler regrettable, mais qui répétons-le n’ôte rien à la magie de Drive. Puisqu’il faut faire la comparaison, elle est faite, mais il ne faut certainement pas s’attendre à un Drive 2, juste à du Nicolas Winding Refn.

On peut enfin se demander pourquoi ce titre. Only God Forgives, c’est deux choses : d’abord le fait que face à tant d’horreur, seul Dieu et sa miséricorde peuvent passer outre une telle amoralité. Mais au-delà de la référence divine, c’est aussi le problème de l’enchaînement de la violence. Si seul Dieu peut pardonner, l’homme dans sa désespérante imperfection se voit incapable de prendre du recul, de se placer dans une position de surplomb lui permettant de voir et de comprendre la nécessité de mettre fin au déchaînement meurtrier. Il n’y a que Dieu qui pardonne, l’homme, lui, est vengeance et violence.

Conte universel sur l’homme, tous les hommes, la famille, la vision de la femme, la violence, la vengeance, la justice, la morale, mais surtout la réalité, parce qu’il s’ancre dans un temps et un espace connus, terriblement vrais donc effrayants, Only God Forgives ne parle pas de rien. Il s’agit d’ouvrir les yeux sur la violence et la brutalité de l’homme qui sont telles que ce déchaînement de fureur esthétisé semble se dérouler dans un hors-temps primitif, alors que justement l’ancrage spatio-temporel précis veut souligner son inquiétante réalité. Une histoire creuse excessivement violente ? Au contraire, une histoire vraie, l’histoire de tous, la potentialité de tout humain. Louer les qualités artistiques et critiquer le contenu scénaristique, c’est accepter le rêve, et refuser de voir le cauchemar.

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