CINÉMASOCIÉTÉ

Les Habitants : la parole donnée aux « vrais gens »

Embarquement immédiat sur les routes de France dans la caravane d’un des plus grands photographe et documentariste français. Raymond Depardon, qui présente son dernier film : Les Habitants. « Du nord au sud, de Charleville-Mézière à Nice, de Sète à Cherbourg, je pars à la rencontre des Français pour les écouter parler (…) en toute liberté ».

Après les tristes événements de Charlie Hebdo en janvier 2015, Raymond Depardon décide de finalement tourner en 35mm un film au cœur de la France. Il part donc avec sa compagne et productrice Claudine Nougaret pendant trois mois durant l’été 2015 à la rencontre des « habitants » de l’Hexagone, afin de filmer la parole des Français tout en se posant la question «  Qu’est ce qui fait qu’on vit ensemble en France ?  ». Il aménage une vieille caravane et élit domicile sur les places de villes où il invite les riverains à venir par « couple » finir leur conversation face à la caméra. On assiste à de véritables scènes de la vie quotidienne : des discussions entre amis, amoureux, collègues, parents, etc.

Alors que les Français qui ont accepté de participer au projet du cinéaste auraient pu profiter de cette occasion pour parler politique, de leur peur face au terrorisme, de la crise économique ou encore pour critiquer le gouvernement qui ne tient pas ses promesses. On s’aperçoit que ce qui les inquiète, ce sont plutôt leurs soucis personnels, que ce soient les décisions et problèmes de couple, le travail, le départ des enfants, les espoirs du futur et la nostalgie du passé. Loin de l’ethnocentrisme parisien et des élus, ce panel de « couples » représente la majorité et la diversité des Français en toute simplicité et c’est plaisant de les voir s’exprimer librement ; sans tabous, ils ne font que confirmer l’expression « les vrais gens » qui définit bien le projet de Raymond Depardon. Ces habitants font partie de notre famille, nous sommes ces habitants.

La simplicité comme fil conducteur

Une vieille caravane blanche aménagée sans aucune fioriture traverse les routes de campagne et de petits villages. On suit cette caravane et on aurait presque envie d’entendre en fond sonore la célèbre chanson d’Yves Montand A Bicylette. Mais à la place, on écoute une magnifique musique composée par Alexandre Desplat (qui a travaillé avec Jacques Audiard, Roman Polanski ou Wes Anderson entre autres), une musique qui elle aussi semble redonner la parole à ceux qu’on entend peu. Ces plans-séquences s’intègrent efficacement dans la mise en scène et rythment le film tout en permettant de différencier les zones régionales.

Quant au studio minimaliste, en plus de la caméra et de micros, il est composé d’une tablette dans le fond de la caravane, de deux tabourets et d’une vitre qui donne un aperçu vivant de la ville et où l’on aperçoit le plus souvent une place avec ses commerces ainsi que les habitants qui se promènent ; certains se recoiffent même en se regardant dans le fenêtre, ne sachant sans doute pas qu’ils sont rentrés dans le cadre du film. Ce que l’on aperçoit ressemble en quelques sorte à une photographie vivante. Certains pourraient évoquer le voyeurisme, mais la réalisation du cinéaste permet en réalité d’être témoin et confident de l’intimité de personnes, ce n’est pas un rôle qu’on leur offre mais l’occasion d’une mise à nu sur certains sujets qui les touchent et dont ils discutent normalement en privé.

Le spectateur se fond dans la caméra alors que le réalisateur qui a installé le dispositif s’efface après avoir expliqué son projet en voix-off en ouverture. Mais le décor s’évapore lui aussi peu à peu, laissant sa place à l’humain et à sa parole parfois touchante, parfois plus grave, qui constituent le cœur du film. Ils battent ensemble d’un seul et même mouvement laissant s’échapper le chant des accents de Roubaix à Nice ou les expressions propres à chaque région, à chaque génération et mettant en valeur la belle diversité qui fait la France d’aujourd’hui.

Féminisme : un combat très loin d’être terminé

Ce qui ressort véritablement d’un point de vue social dans ce projet de Raymond Depardon, c’est la place de la femme. La bonne nouvelle, c’est qu’elles osent enfin parler, dire ce qu’elles en pensent et c’est pour ça que Les Habitants apparaît comme le film le plus féministe du cinéaste comme l’affirme avec fierté Claudine Nougaret. Elles apparaissent fortes et solidaires, ces femmes victimes de violences conjugales, d’infidélités assumées, de machisme récurrent. Elles gardent la tête haute en faisant en sorte de rendre leurs enfants heureux et de vivre une belle histoire d’amour alors qu’elles reçoivent peu d’aide comme l’explique cette femme dont l’ex-mari paye à peine les pensions qu’il devrait lui verser.

La mauvaise, c’est que le sexisme est encore beaucoup trop présent, que ce soit dans les actions de ces hommes ou dans les propos émis par certains d’entre eux, comme ces deux jeunes niçois d’environ 17 ans qui parlent des filles qu’ils peuvent se faire ou pas, ce jeune homme qui tient des propos violents en parlant à un ami de sa copine qui ne veut pas avorter ou cette mère qui dit que les études, ça va pour un temps, mais qu’il faudrait peut-être penser à se marier et à faire des enfants. Des éléments qui montrent bien qu’il y a encore (malheureusement) du travail pour faire évoluer certaines mentalités.

Cette immersion bienveillante ne permet aucun jugement de la part du spectateur devant cette cartographie de « vrais gens » et on peut regretter que sur tous les couples de participants qui ont été filmés, nous n’en voyons que vingt-cinq et que le film dure seulement une heure trente.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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