CINÉMA

Heis, un vent frais sur le cinéma français

Le cinéma français est-il moribond ? C’est ce qu’avancent certain·e·s expert·e·s, en France comme à l’étranger. Pourtant, force est de constater que des films français sont encore programmés chaque semaine dans les salles obscures. Serait-ce alors plutôt la fin du génie dans les films français ? Les pays des (frères) Lumière(s) ne serait-il capable de tourner que des longs, moyens et courts métrages de seconde zone ? Ne tournons pas davantage autour du pot : bien que certain·e·s se plaisent à l’affirmer, cette allégation est fausse et Heis en est bien la preuve. Pour mieux en parler, nous avons rencontré Anaïs Volpé, réalisatrice, scénariste et monteuse du projet et Alexandre Desane, acteur, cadreur et assistant réalisateur.

Heis, du « un » vers le multiple

« Heis, ça veut dire un en grec. Ça veut dire un mais au sens de faire un avec soi, d’épanouissement. » nous explique Anaïs Volpé, à l’origine du projet. Ce choix est tout sauf anodin. Ce mot fait écho à la fois au fond et à la forme de l’oeuvre. La forme, d’abord, est multiple mais cette multiplicité s’assemble et se complémente dans un tout cohérent. Heis est composé de trois volets : un film, une série et une installation. Ces trois volets se suffisent à eux-même mais en les mettant ensemble, ils se complètent et se magnifient en une oeuvre crossmedia à part entière.

L’intégralité de l’oeuvre aborde les thèmes de la famille, des relations intergénérationnelles, de la vie sociale aujourd’hui, des transitions entre différentes tranches de vie et plus généralement du fait de grandir, de vieillir, d’évoluer. Si chaque épisode de la série aborde plus précisément un angle de ces grands thèmes, le film lui les intègre tous. Il nous plonge dans les pensées de Pia, jeune artiste adepte de la débrouille, un peu par défaut, un peu par philosophie. Elle se débat avec elle-même, ses obligations, ce dont elle se sent redevable, ce qu’elle voit comme des échecs et ce qui la sépare de son but. Cette bataille dans laquelle nous l’accompagnons la mène jusqu’à remettre ce but, son rêve, en question.

Le long métrage tient sa force de plusieurs éléments. Tout d’abord la réalisation, véritable mise en pratique de la débrouille dont Pia est adepte, lui donne un côté presque documentaire, brouillant les pistes nous permettant habituellement de discerner reportage et fiction. On se retrouve ainsi avec le sentiment d’être à la fois aux côtés des personnages par l’image et dans l’intimité la plus pure de Pia avec la voix off de ses pensées, qui commente et analyse les scènes avec la frénésie inhérente au fil de nos réflexions. Le jeu ensuite de ces comédien·ne·s pour la plupart expérimenté·e·s permet de développer des personnages à la fois suffisamment banals pour être proches de nous mais suffisamment excentriques pour être crédibles en tant que personnes. Chacun·e a là un rôle bien défini à jouer dans cette intrigue, mais chacun·e ne le remplit pas parfaitement, débordant par endroits, laissant du vide dans d’autres, bref, devenant humain·e·s.

Anaïs Volpé (Pia) et Alexandre Desane (le sportif de haut niveau) - Crédits Territoire(s) Film

Anaïs Volpé (Pia) et Alexandre Desane (le sportif de haut niveau) – Crédits Territoire(s) Film

Enfin, le montage vient confirmer et caractériser le tout. Avec Heis, on est très loin du montage académique classique. Il contribue ici à donner toute sa substance au propos et au ressenti. Le montage d’Anaïs Volpé est tranché, rapide comme les pensées du personnages, ne laissant que rarement les personnages reprendre leur souffle. Pour autant il sait aussi laisser les silences et les longueurs des scènes qui importent, rattrapant là aussi l’état d’esprit de Pia, qui écoute attentivement sa mère lui répondre quand elle a l’occasion, cette fois, de la questionner et de construire une discussion dans un rapport complètement différent du rapport mère-fille entretenu par les personnages dans les autres passages.

Comment construit-on une telle oeuvre ?

De la débrouille

Deux ans et demi de travail, de l’écriture à la postproduction, ont été nécessaires à l’aboutissement de Heis, et après un an de festivals où il a pu rencontrer son public, le long-métrage connaît enfin une sortie officielle dans les salles obscures. Un parcours auquel Anaïs Volpé était loin de s’attendre au commencement du projet.

« Je l’ai fait vraiment dans mon tout petit studio avec trois bouts de ficelle… Je me disais, au moins je le fais pour sortir des choses de moi, mais à ce moment-là j’étais réaliste, je pensais que le film ne serait jamais sélectionné en festival ; parce que personne ne me connaît, parce que ça a été fait hors circuit. Du coup qu’aujourd’hui on nous dise qu’on se reconnaît dedans et tout, ça fait vraiment plaisir parce qu’on ne s’y attendait pas du tout, en le faisant on essayait pas de faire passer un message. »

Tout comme Pia, son personnage principal, Anaïs n’hésite pas à déployer des trésors d’imagination au sein du système D, et c’est aussi ce qui fait toute l’authenticité du projet Heis. « Au début, la question s’est vraiment posée d’essayer d’aller voir un producteur », explique Anaïs, « mais ça a été un vrai parti pris de ne pas le faire, parce que déjà j’étais dans une urgence de le faire là maintenant, et aussi parce qu’essayer d’aller soulever un ou deux millions d’euros pour parler de la jeunesse qui galère je trouvais ça pas très honnête ». Finalement, c’est avec un micro-budget et beaucoup de débrouille que le projet a pu voir le jour, construit au fur et à mesure avec l’aide d’une équipe soudée.

C’est en Chine, où elle résidait à l’époque, qu’Anaïs commence seule à écrire et filmer Heis avec les moyens du bord. Après son retour, le projet continue de se développer en France et petit à petit, l’équipe s’agrandit et chacun·e met la main à la pâte à différents niveaux.

« On est une toute petite équipe, et il y a vraiment eu un esprit de famille qui s’est vite créé sur le projet ».

Cette équipe s’est d’abord construite par les acteurs, qu’Anaïs connaissait tous d’expériences précédentes et parmi lesquels on retrouve Matthieu Longatte, visage de Bonjour Tristesse. « Ils m’avaient tous inspirée pour des raisons différentes et c’était un plaisir pour moi de les mettre ensemble sur le projet et qu’il se passe une telle cohésion, sachant que sur le tournage, certain·e·s ne se sont jamais croisé·e·s. » Les choses se font en famille jusqu’à la distribution même du film : Anaïs travaille avec Emilia Derou-Bernal, l’une des actrices, qui a créé sa propre société, Territoire(s) Film, pour distribuer Heis.

Une construction progressive

L’œuvre complète en trois volets s’est également construite petit à petit, en commençant par la série de cinq épisodes qui évolue par la suite vers un projet de long-métrage.

« Au début j’ai pensé à coller tous les épisodes de la série un à un, en rajoutant un liant entre les épisodes à chaque fois. Dans un premier temps j’ai testé ça, et ça marchait pas. Du coup j’ai tourné un nouveau film, un moyen-métrage dans lequel j’ai incorporé des bouts de la série pour en faire finalement un long métrage. »

L’idée de proposer également une installation naît par la suite de l’opportunité pour Anaïs d’exposer à Auxerre. « L’idée c’était qu’il y ait trois narrations différentes », nous explique Alexandre Desane. « La série avec la voix-off omniprésente, le long métrage avec beaucoup d’interactions et de dialogues, et après il y a l’installation avec des morceaux du décor du film, des photos avec d’autres sous-titres qui racontent encore autre chose, des messages vocaux de la mère… et il y a aussi le travail de Pia, les dossiers qu’on la voit faire dans le film sur le thème des Corps Chaotiques ».

Anaïs et Alexandre nous décrivent un véritable travail sur la narration pour faire en sorte que les trois parties soient complémentaires et puissent aussi exister chacune indépendamment afin d’être découvertes par le public dans n’importe quel ordre, partiellement ou dans leur totalité.  La manière d’aborder le propos est différente dans chacun des trois volets, qui apportent des détails chaque fois plus approfondis permettant au spectateur de s’approprier l’œuvre et d’y trouver un écho.

Anaïs Volpé (Pia) et Akéla Sari (la mère) - Crédits Territoire(s) Film

Anaïs Volpé (Pia) et Akéla Sari (la mère) – Crédits Territoire(s) Film

Une œuvre à la fois personnelle et universelle, débordante de créativité

Dès le début du projet, tout était déjà très précis dans la tête de sa créatrice, jusqu’au montage dont elle visualisait chaque plan en détails. Les contraintes techniques sont anticipées et participent aussi au processus créatif de la série. La voix-off, par exemple, s’est développée en partie pour pallier l’absence sur le plateau d’une personne pour prendre le son, jusqu’à faire partie intégrante de la série et du film.

« Je savais qu’il y aurait pas de preneur de son mais ce qui m’intéressait beaucoup dans ce film c’étaient les scènes de dialogues, mais aussi les scènes d’introspection de ce qui se passe entre la mère et la fille dans ce faux documentaire, et ce qui se passe dans le cerveau de cette fille. »

L’ensemble du projet déploie toute une mythologie qui imprègne le réel. La voix-off se fond parfois dans un langage inventé, qui représente pour Anaïs un « langage de l’âme, improvisé par l’être humain. J’avais aussi envie qu’il y ait des entités comme le sportif de haut niveau, le Malik, des croyances, des incertitudes… ». De la même manière, la maman du film vient de la ville fictive d’Ysfra, et finit par incarner « une mère universelle, un déracinement universel ». Autant de trouvailles poétiques qui surpassent l’incommunicabilité qui s’installe parfois entre les personnages, et résonnent avec l’expérience personnelle des spectateurs.

Si le projet dresse plus précisément le portrait d’une génération et d’une époque, sa dimension universelle permet à tout un chacun de s’y retrouver. Anaïs et Alexandre nous racontent que les gens s’identifient énormément à cette histoire :  « Des gens de notre génération nous disaient “c’est trop ma vie”, et l’une des phrases qu’on a le plus entendues après les projections c’est “il faut que je retourne voir le film avec ma mère”. On avait aussi des retours de gens de la génération au-dessus, des parents qui nous disaient “c’est marrant, ça m’aide mieux à comprendre ce que traverse mon fils ou ma fille” ».

Au fond, Heis aborde des thèmes universels – l’amour, l’amitié, la culpabilité dans la famille-, et même si le contexte est très ancré dans une époque, il s’opère une véritable expérience humaine autour de l’histoire de Pia, de son frère, de sa mère, de ses amis. Heis s’impose comme un projet crossmedia ambitieux qui pose de vraies questions quant à l’avenir – l’avenir de la jeunesse, mais aussi l’avenir de la création et du cinéma français.

Le cinéma français est-il mort ?

D’après Richard Brody, relayé par le Figaro, le cinéma français, pourtant, se meurt. Ce dernier avance que les écoles de cinéma française n’ont pas vu sortir de leurs promotions de grand cinéaste depuis plus de trente ans. Suite à ce constat, il rejette la faute d’une part sur le système de l’exception culturelle, prosélytisme qu’il dénonce, et les écoles de cinéma en elles-mêmes. Il les accuse de formater à tel point la création cinématographique que les cinéastes sortant des écoles ne savent plus faire que recopier un modèle pré-mâché.

On ne peut pas nier que le système qui régit le cinéma français aujourd’hui est loin d’être optimal. S’il ne faut pas fustiger l’enseignement du cinéma en France, on peut cependant se demander si une certaine fascination pour la Nouvelle Vague n’a pas amené avec elle une forme de dogmatisme dans la façon d’aborder la réception des œuvres et a fortiori leur création. Le système de financement, incluant l’exception culturelle et étant largement contrôlé par le CNC et ses certifications fait aussi preuve de lourdeurs, ne permettant par exemple pas aux films indépendants non produits d’être certifiés après le tournage.

Anaïs Volpé (Pia) et Matthieu Longatte (Sam) - Crédits Territoire(s) Film

Anaïs Volpé (Pia) et Matthieu Longatte (Sam) – Crédits Territoire(s) Film

« Je trouve qu’aujourd’hui, il y a un système qui est mis en place, il n’y a pas beaucoup de place pour le renouvellement, ce qui est quand même dommage. Mais j’ai quand même de l’espoir, je pense qu’il y a des portes vis à vis de ça qui vont s’ouvrir, se construire. »

Anaïs Volpé ne perd donc pas espoir, malgré les blocages du système. En effet, « on ne peut pas réduire le cinéma français à ce qu’on nous montre. […] il faut aller chercher un petit peu partout ! » nous rappelle Alexandre Desane. Et donc en cherchant un petit peu, en sortant des chemins piétinés par le système actuel, en allant voir du côté du cinéma sur internet et des indépendant·e·s, on trouve en effet ce « films dans le même cas que Heis qui se sont fait spontanément, sans attendre de financements, sans attentes de l’institution. Les gens ont juste envie de raconter des choses et de faire les choses. Et peut-être qu’il n’y a pas assez de lumière sur ce cinéma-là. » comme nous l’explique Alexandre Desane.

En effet, quand on trouve des films comme les Dissociés, du collectif des Suricates, ou quand on voit arriver le Palmashow avec la Folle Histoire de Max et Léon au cinéma, quand on regarde les productions du collectif les Parasites ou quand on attend les prochaines sorties de François Descraques, on ne peut pas dire que le cinéma français manque de création. La création n’est simplement pas assez reconnue par un système institutionnalisé devenu lent, qui peine à s’adapter aux nouvelles formes de production, aux nouveaux circuits qu’empruntent les créat·eur·rice·s et leurs oeuvres. Alors ne nous laissons pas gagner par des aigreurs nostalgiques et méprisantes, mais « espérons que le cinéma français accepte ce cinéma-là. On ne peut pas être à ce point-là réfractaires, sourds et aveugle au point qu’on ne peut pas comprendre qu’aujourd’hui plein de gens peuvent prendre une caméra ou même un iPhone et faire un film ! », car ces films sont déjà le présent du cinéma.

Retrouvez le film à partir du 5 avril au Luminor. Réservations ici

Etudiante en cinéma à la Sorbonne Nouvelle, passionnée d'art et de culture, et aimant en parler.

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