CINÉMA

La Sapienza – Marionnettes baroques

Assis face à face dans un restaurant, Alexandre et Aliénor mangent sans se parler. D’un commun accord, ils attrapent tous les deux, en même temps, leurs verres à vin. Ils les reposent, toujours avec autant de maîtrise et de délicatesse. Alexandre est architecte, et décide à l’issue de ce repas, de partir en Italie avec sa femme où ils vont rencontrer de jeunes frère et sœur, dans les alentours du splendide Lac Majeur. Dès ces premiers plans parfaitement symétriques, la singularité de La Sapienza d’Eugène Green nous interpelle.

La rencontre qu’ils font au bord de l’eau de ce lac italien transforme ce petit voyage en expérience éducative. Aliénor décide d’apprendre à la jeune fille la langue française et Alexandre prend sous son aile le jeune garçon pour lui transmettre quelques clés pour mieux appréhender l’architecture. Les dialogues sont très écrits, la diction, très travaillée. Contrairement à l’ensemble des films que nous pouvons voir en salle habituellement, La Sapienza s’éloigne volontairement d’une représentation fidèle de la réalité : c’est une œuvre consciente de sa propre réalité. Cette vision du cinéma, le cinéaste la revendique haut et fort. Cela confère indéniablement un style au film, reconnaissable entre tous, mais nous prive de toute émotion.

Ce style – entre la composition minutieuse des plans et l’utilisation d’un rythme lent -, Eugène Green l’adopte depuis son premier film, Toutes les nuits, sorti en 2001. Ce rythme lent, nous le retrouvons dans le générique exquis de La Sapienza, accompagné d’un Magnificat, chant religieux baroque. Par cette balade architecturale, le cinéaste remet en cause le temps de l’exposition des éléments de l’intrigue où il faudrait, selon une vieille doctrine, à tout prix garder le spectateur dans la salle et ne pas lui donner l’idée de la quitter en lui donnant le maximum d’informations. Il nous donne le temps de nous imprégner d’un paysage qu’il capte avec précision. Quant à la composition des plans à la hauteur des yeux des personnages, elle étonne et perturbe sans cesse. Pour autant, il n’enferme pas à chaque fois les corps tout entier dans les cadres. Dans une scène grandiose filmée seulement à la bougie, il ne filme jamais les visages de ses personnages mais seulement certaines parties de leurs corps. Ce morcellement des corps stimule notre imagination et nous rappelle Lancelot du lac de Robert Bresson où le cinéaste, lorsqu’il choisissait de filmer un chevalier, ne montrait qu’une jambe à l’image. Si son inspiration bressonienne brossera certainement quelques cinéphiles dans le sens du poil, il est certain que pour cette scène, il n’a rien inventé.

La Sapienza - Droits Réservés

La Sapienza – Droits Réservés

Ce style pourrait créer une intensité palpable mais il n’en est pas. Devant l’élocution parfaite – mais sans intention – et la droiture du dos des comédiens, nous restons impassibles. Ils semblent complètement dépossédés, désincarnés. La gestuelle très mécanique des personnages et leur façon de parler sont aussi représentées de façon complètement différente qu’à l’accoutumée. L’identification aux personnages est donc difficile, voire impossible. Notre rapport aux personnages devient alors exclusivement cérébral et notre rapport à l’architecture, sensible. Les personnages sont si mécanisés que des pierres taillées nous font plus d’effet, si j’ose dire.

Dans La Sapienza, l’auteur est partout, ne laissant rien au hasard. Des mots à l’image, il maîtrise tout. Eugène Green tire des ficelles qu’il a soigneusement élaborées. Aborder le thème de la transmission dans la maîtrise semble toutefois un peu contradictoire : selon la vieille formule latine placere et docere, plaire et instruire seraient indissociables. La Sapienza ne plaît pas.

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