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“Les Démons” de Sylvain Creuzevault – aux portes de la possession

À l’occasion du Festival d’automne à Paris, le metteur en scène Sylvain Creuzevault présente Les Démons, une pièce librement inspirée du roman de Fédor Dostoïevski. Quatre heures durant lesquelles un collectif de comédiens possédés par le texte nous offre une fresque socio-politique bouillonnante. Jusqu’au 21 octobre aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

« Il est des instants, vous arrivez à des instants, où le temps s’arrête soudain et le présent devient une éternité  ». Fédor Dostoïevski écrivait cette phrase dans son roman Les Démons paru en 1870 dont Sylvain Creuzevault est parvenu, en 2018 et en quatre heures à peine, à saisir l’essence (rappelons que le texte intégral donnerait un pièce d’à peine douze heures). S’il réussit à montrer sur scène la « substantifique moelle » du roman pour en faire une grande fresque socio-politique, c’est grâce à la justesse des corps et des voix de ces grands comédiens qu’il faut citer un par un : Nicolas Bouchaud, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Michèle Goddet, Arthur Igual, Sava Lolov, Léo-Antonin Lutinier, Frédéric Noaille, Amandine Pudlo, Blanche Ripoche et Anne-Laure Tondu. Leur liberté de jouer et de sortir de leur rôle pour en endosser un autre ainsi que la place laissée à l’improvisation malgré un texte puissant – qui permet de saupoudrer d’humour le sinistre des thèmes abordés –  mettent en lumière cette talentueuse  distribution.

Les Démons, mis en scène de Sylvain Creuzevault © DR Compagnie

Sympathy for the devil

Les lumières des Ateliers Berthier illuminent la scène et les gradins où les comédiens distribuent des flûtes de champagne. Quelques spectateurs sont mêmes invités à s’asseoir sur le plateau où des chaises en bois sont placées à Cour et à Jardin. Pendant que Nicolas Bouchaud offre à boire, un homme et une femme dansent à moitié nus en fond de scène avant de se vêtir tandis qu’un autre chantonne les paroles de Sympathy for the devil des Rolling Stones. Certaines paroles prédisent d’ailleurs les futurs évènements de la Révolution russe : « Stuck around St. Petersburg, when I saw it was a time for a change, killed the Tzar and his ministers, Anastasia screamed in vain / J’étais dans les parages de Saint-Pétersbourg, quand j’ai vu qu’était venu le temps du changement, j’ai tué le Tsar et ses ministres, Anastasia criait en vain  ».

Pas de quatrième mur, une grande partie de la distribution des Démons est sur scène et prépare le plateau. Anne-Laure Tondu plaisante en s’adressant aux spectateurs «  C’est ça le théâtre contemporain ! ». Si ce prologue théâtraloù les comédiens s’adressent directement aux spectateurs, est effectivement fréquemment utilisé au théâtre de nos jours, ici, il permet de comprendre les différents personnages évoqués par les acteurs avant qu’ils ne rentrent dans leurs rôles. Afin de mieux appréhender Dostoïevski, une « feuille anti-panique » (surnommée ainsi par Sylvain Creuzevault) est même distribuée à chaque spectateur. Elle résume l’intrigue et les péripéties, permettant de ne pas perdre le fil de l’histoire.

Diptyque et plastique

La pièce est divisée en deux parties, d’abord celle de la petite histoire dans une petite ville de la province russe. Ce premier volet scénique permet de présenter et de fixer les personnages. Nikolaï Stavroguine (Vladislav Galard) rentre en Russie après quatre ans d’absence. Maria Lébiadkina (Amandine Pudlo), une jeune femme infirme à moitié folle affirme s’être marié avec Nikolaï, ce dernier nie. Elle est formidablement interprétée par Amandine Pudlo, crâne apparent, jambe dans le plâtre et k-way en plastique.

Les Démons © DR Compagnie

 

 

 

Sylvain Creuzevault semble défendre ici une mise en scène de la transformation où les acteurs sont les maîtres du jeu. Jouant plusieurs rôles, ils se métamorphosent physiquement par les costumes et les postures mais ils modifient également le décor en déplaçant eux-mêmes les hautes parois de bois glissantes qui parsèment le plateau. Tous s’emparent de l’espace pour se l’approprier. Sur scène, le plastique des bâches et l’organique de l’eau et du sable se mêlent pour salir l’espace pendant que l’histoire bouillonne. La fin de la première partie s’enlise justement un peu dans des dialogues bavards. Quant à l’ouverture de la deuxième partie, le metteur en scène s’enfonce un peu dans les travers « de ce qui se fait beaucoup au théâtre aujourd’hui ». Les personnages interprètent des étudiants qui tagguent des slogans sur des panneaux avant de danser alors que résonne de la musique techno abrutissante. Un peu plus tard, la fameuse fumée des fumigènes envahit l’espace scénique et les gradins, plongeant le public dans les ténèbres de l’incendie avec pour seule voix, celle de Nicolas Bouchaud. Si le symbole est limpide, cette facilité de scénographie aurait pu être évitée.

Heureusement, cette deuxième partie prend sens et dévoile le cœur politique du texte de Dostoïevski. Réunion d’un groupe contestataire, nihilisme, amorce d’une révolution, assassinat, suicides et religion. Les démons sont lâchés et la fresque théâtrale raconte l’Histoire avec un grand « H » tout en résonnant avec l’actualité. Car la pièce, finalement,  critique toutes les formes d’idéologies ici symbolisée par la grande croix orthodoxe en glace qui fond lentement au-dessus du plateau.

Alors oui, grâce au collectif, le temps s’est (un peu) arrêté aux Ateliers Berthier. Et ce n’était pas désagréable.


Infos pratiques :  jusqu’au 21 octobre aux Ateliers Berthier de l’odéon-Théâtre de l’Europe (17ème) – 4h avec entracte. http://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2018-2019/spectacles-1819/les-demons  

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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