ART

Les enjeux de l’art conceptuel

Le monde contemporain est forgé par sa relation à nos objets. Nous sommes les créateurs de notre monde et nous régnons en tout puissant sur notre planète. Cependant, cette vision matérialiste de la relation qu’entretient l’être humain avec ses créations ne fait pas l’unanimité. En effet, l’objet, plus qu’un simple ustensile, a un sens, une esthétique et une existence. Bien que ce ne soit pas vivant, l’être humain voit à travers ses créations un bout de lui-même, de son passé, ses émotions ou encore ses idées. L’objet n’est plus seulement que pratique mais a aussi sa valeur sentimentale. Une alliance, une photo, un vélo, un jouet, un meuble ou un simple bijou a toute sa valeur aux yeux de son propriétaire tant il contient en lui tout un passé riche en émotions. Ce passé, ces émotions, en pleine contradiction avec le matérialisme capitaliste, est ce qui fait la réelle valeur d’un objet aux yeux de celui ou qui le détient ou qui l’a forgé.

La primauté du sens de l’objet, du sens de sa création, sur ce qu’il est physiquement est ce qui est mis en avant par l’art conceptuel. Cet art qui a débuté dans les 1960, après l’explosion théorique qu’a causé le ready made de Marcel Duchamp, se détache entièrement de la vision de la beauté encore prédominante à cette époque : «  Le beau est ce qui plaît universellement sans concept » (E. Kant, Critique de la faculté de juger). C’est justement le concept, l’idée qui est derrière la création (matérielle ou non) qui va intéresser de près ces nouveaux artistes.

Depuis la révolution industrielle au 19ème siècle, le monde connaît une explosion de la propriété privée et des biens matériels qu’un individu peut posséder. La richesse se fait par ce qu’on possède. Bien que ce fût le cas même à l’Antiquité, cette frénésie de la possession connaît aujourd’hui son apothéose avec cette nouvelle conception du bonheur : The American Way of Life. Posséder, acheter, consommer. Voici les trois mots d’ordre de cette vie au rythme américain. Ce qui était alors un luxe ultime est devenu quotidien banal : voyager, manger jusqu’à en devenir malade, avoir des chambres remplies de vêtements, des bijoux, des maisons luxueuses, des piscines, des maisons de vacances, des ordinateurs, des téléphones portables luxueux… La liste est longue et continue encore. Ce luxe est devenu nécessaire. L’objet est le reflet de notre réussite sociale. Vivre simplement est devenu une marque de pauvreté. Il suffit de se promener dans la rue pour voir ces adolescents toujours avec des vêtements de dernier cri à l’image de leurs idoles, des téléphones portables de dernières générations et un discours basé sur un conformisme social. On leur demande : « L’argent ou l’amour ? » et la plupart répondra : « L’argent. » On écoute les même « artistes », on regarde les même émissions, on connait les même idoles. L’adolescent cherche sa place en se fondant dans un groupe, quel qu’il soit. Mais pour se fondre dans ce groupe, c’est l’apparence qui prime. Hippies, Rockeurs, Gothiques, Hipsters … Bien que certains prônent un mode de vie plus proche de la nature, l’apparence de ces membres est ce qui fait qu’on les reconnait. L’être humain vit par sa vision. Il reconnaît son monde par la vue et c’est pourquoi l’apparence primera toujours sur le discours, car c’est le cliché qui va forger les uns et les autres. Ce n’est pas pour rien que durant la Gay Pride, les Drag Queens se maquillent de façon exubérante : elles incarnent le cliché féminin. Se maquiller pour correspondre à l’idéal de beauté, c’est ça qu’on attend d’une femme, d’être belle et dans certains cas, d’être intelligente, mais surtout d’être belle. C’est avec l’argent qu’on appartient quelque part. C’est en fonction de ce que notre argent nous permet que l’on va être catégorisé par les autres. Ce qui amènera plusieurs philosophes comme Sartre à dire «  L’enfer, c’est les autres. »
Toutefois, ce mode de vie de consommation excessive est petit à petit remis en cause. Tout d’abord, par les altermondialistes. Qui dit qu’on ne peut pas vivre ensemble de façon raisonnable et durable ? Qui dit que pour nous permettre de vivre la vie que nous vivons il nous faut exploiter les autres ? Qui dit tout cela ? C’est ce que remettent en cause ces gens-là, les « alters ». Des mouvements à portée mondiale comme les Indignés, ou plus anciennement les Verts en Allemagne, commencent à façonner notre esprit collectif. Les jeunes et moins jeunes prennent de plus en plus conscience que la consommation frénétique qu’exalte notre mode de vie n’est pas la solution. L’argent, l’objet, n’est rien face à l’autre. L’autre est la réelle valeur ultime. Nous prenons conscience que sans les autres, nous ne sommes rien. Nos amis, notre famille, notre entourage… Toutes ces personnes vont faire de nous ce que nous sommes en tant qu’être humain responsable.

Cette tendance donc, de redonner à l’idée, à l’immatériel, sa place méritée est une tendance qui s’affirme et se réaffirme au cours des années.
L’art, pour ceux-là, n’est plus le reflet de la beauté, mais du développement de l’esprit humain, en sa diversité et son épanouissement. Chacun y voit ce qu’il veut. L’imagination devient centrale, le geste qu’engendrent certaines réalisations est symbolique. C’est ce que met en avant Joseph Beuys avec le mouvement Fluxus dans les années 1960-1970. Comme son nom l’indique, c’est le déroulement de l’action qui prime. Ce qui se considère comme un « anti-art » ou encore comme une « anti-esthétique » reflète bien la volonté de certains de se détacher du matériel pour atteindre l’immatériel.
Cette volonté d’aller contre la consommation forcée de biens, de montrer que la richesse n’est pas que dans les objets manufacturés, est aussi le point central du Land Art. Cette fois-ci, on va plus que le simple geste du Fluxus puisque la Terre est l’Art. Tout ce qui nous entoure, du vent à la fleur, de la roche à l’océan, de l’oiseau au poisson en passant par l’être humain, est la réelle richesse. Être riche, c’est réaliser la beauté, la diversité, l’étendu de notre environnement. Beaucoup oublient, du haut de leur fabuleuse demeure avec leur ameublement luxueux accompagné de gadgets tout nouveaux, que tout ce qu’on a c’est à notre Terre et à ce qu’elle regorge qu’on le doit. Cette philosophie artistique, que véhiculent l’art conceptuel et ses héritiers, montre un changement radical dans la pensée humaine. L’être humain prend conscience du fait qu’il n’est pas le maître tout puissant, que le matériel a une durée, que l’intérieur est plus important que l’extérieur. Bien que le dicton « La beauté est intérieure » soit connu depuis les siècles, son application ne demeure que très réduite. A quand la primauté de la bonté, de la gentillesse et de l’intelligence sur le physique, le matériel et la richesse par la possession ?

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