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Théâtre – « L’Âge libre » à la Reine blanche : cinq femmes puissantes

Cinq jeunes femmes reprennent à leur sauce Les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. C’est le spectacle « L’Âge libre », créé par la Compagnie Avant l’aube qui se joue à La Reine Blanche en ce moment et jusqu’au 10 juin 2017. “Encore une pièce de plus sur le sujet”, “pourquoi encore et toujours parler d’amour”, direz-vous peut-être. « Car le temps de l’amour, c’est long et c’est court, ça dure toujours, on s’en souvient…  » mais surtout parce que cette fois, tout sera dit…

Un théâtre effronté qui parle crûment du désir féminin

Les comédiennes entrent en scène l’air déterminé, prêtes à boxer, et pour cause, le décor est un ring de boxe. On ne peut que penser au mot de Ionesco : « Il faut aller au théâtre comme on va à un match de football, de boxe, de tennis. » Tout séduit déjà, la lumière rouge façon cabaret ou night-club, les costumes de boxeuses, les expressions de leur visage effronté. Pendant une heure, Lucie Leclerc, Agathe Charnet, Lillah Vial et Inès Coville, sous la houlette de la metteuse en scène Maya Ernest, vont enchaîner à bâtons rompus avec une énergie folle et un humour décapant des scènes de la vie amoureuse, sexuelle, sentimentale (et non pas conjugale, comme chez Bergman). Roland Barthes fournit les concepts, mais le théâtre fait le reste. Le chant et la danse s’invitent à la fête. Et la magie opère. Les chansons, accompagnées par le violoncelle d’Inès Coville et qui font montre d’une technique vocale maîtrisée, n’y sont pas pour rien.

Il n’y a pas que les voix : les corps aussi évoluent sans contraintes…

Le désir fait alors irruption, en compagnie du rêve et de la joie, mais aussi du déni, de la colère, de l’angoisse, des pleurs et du reste. Toutes ces choses, les figures de « L’Âge libre » les disent sans ambages. Quelle libération ! Les bouches se délient, la sexualité est dite sans voiles, les mots sont crus, et ils sont beaux précisément pour cela. Cette crudité n’est pas sans rappeler le style d’Annie Ernaux, qui est une auteure importante dans l’imaginaire de la troupe. Mais il n’y a pas que les voix : les corps aussi évoluent sans contraintes, comme des corps de femmes à un âge libre, des corps de femmes qui en ont assez d’être mises dans des cases, des corps de femmes dont le désir est puissant. Des phrases coup de poing, remettant en cause la sexualité normée et lissée telle qu’elle est trop souvent représentée, rythment le spectacle, interpellant ainsi le public et invitant à réfléchir. Car ce « moment d’émulsion collective » qu’est la pièce, comme le dit Agathe Charnet, est sûrement une fête insouciante et une libération joyeuse, (les parodies jouissives de certains clichés font hurler de rire) mais il est aussi lourd de sens et s’insère dans une réflexion plus sérieuse et globale sur le genre et l’image des femmes, entre autres.

L’Âge libre est donc un spectacle aussi rafraîchissant qu’intelligent. Un spectacle à l’esthétique remarquable et au texte éloquent, mettant en lumière les paradoxes et les heurts de toute une génération de femmes, mené par des comédiennes aussi surprenantes que touchantes. Un spectacle piquant et provocant, mêlant finesse d’analyse et extravagante folie. Un spectacle libre.

Paroles de femmes : les artistes répondent aux questions de Maze

Que signifie l’Âge libre ?

Maya Ernest : « L’âge libre avant la vie domestique », ce sont les paroles d’une chanson du groupe Feu!Chatterton. En les écoutant, je me disais : est-ce le nôtre, cet âge libre ? C’est l’âge où l’on n’a pas encore renoncé. J’espère qu’il peut être éternel.

Lucie Leclerc : Je crois qu’il est éternel !

Inès Coville : L’Âge Libre c’est la folle jeunesse et ses possibles. C’est un art de vivre et un choix aussi. A chacun.e son âge libre. Pour nous c’est presque un blaze. En tout cas c’est un bel adage.

Lillah Vial : C’est une période où notre rapport à la sexualité est libre et fou, où l’avenir est encore ouvert et où tout est encore possible…

Agathe Charnet : C’est cette période de latence entre 20 et 30 ans où tu es souvent un peu trop vieille pour être totalement naïve et un peu trop jeune pour t’engager !

Quel a été le processus d’écriture ?

Maya : Nous avons sélectionné des Fragments puis travaillé sur la ré-écriture ou à partir d’un mot. Nous avons aussi travaillé au plateau à partir d’improvisation. J’aime voir l’écriture se former sous les yeux. Nous partions toujours de choses très intimes. L’impudeur de ce travail nous a toutes changées profondément. Aujourd’hui ces textes nous semblent loin, presque étrangers. Nous les modifions souvent depuis 2 ans pour rester vivantes je crois !

Lillah : Les fragments de Barthes m’ont beaucoup touchée parce que la plupart des fragments faisaient étrangement écho à mes propres expériences. Mais on s’est vite rendu compte que Barthes résistait au plateau ! Et on s’en est finalement davantage détachées.

Votre féminisme à chacune en quelques mots ?

Maya : Le féminisme c’est se sauver soi-même. Désirer autrement. Ne plus être une muse. Être désirante. Libre dans son désir. Et surtout considérer les hommes différemment. Créer une union des luttes car les hommes aussi sont opprimés. Marguerite Duras est pour moi une référence de féminisme. Elle était libre. Terriblement.

Lucie : Mon féminisme est multiple. Je crois que le définir serait complexe. Je ne suis pas une militante mais en réalité je vis en féministe, selon mes idées et convictions de ce qui est juste. Peut-être je suis plus engagée en général que simplement féministe, le féminisme étant un combat que je soutiens, auquel je participe mais qui est inhérent a d’autres luttes globales, et à une recherche de reconstruction sociale et même intime du féminin.

Inès : Mon féminisme ça a d’abord été une prise de conscience, très personnelle, et puis j’ai compris qu’il y avait des forces qui dépassaient les individus, que cela s’inscrivait dans une histoire. Mon féminisme est en mouvement. Je ne suis pas dans la doctrine, je cherche et je m’interroge. Le féminisme n’est pas mon prisme unique de vue. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux études de genre et au féminisme, j’étudiais aussi les Black studies aux Etats-Unis, et je découvrais le mouvement queer. Pour moi ce sont des combats, des dynamiques qui s’équivalent et se croisent. Les oppressions et les causes se dessinent sur différents critères.

Lillah : Chacune conçoit le féminisme de manière différente dans la troupe ! Pour moi, c’est la nécessité de s’engager pour lutter contre les inégalités entre les sexes. Ce n’est certainement pas d’écraser et de fustiger les hommes, mais d’encourager les femmes à s’affirmer et défendre leurs droits

Agathe : Effectivement, on a toute une façon différente de voir le féminisme dans la compagnie ! Toutefois, je dirais que le spectacle a éveillé collectivement nos consciences quant aux stéréotypes de genre, y compris dans nos vies intimes, et à la réappropriation du corps féminin par la femme et non plus pour le regard de l’homme (cf. Beauté Fatale de Mona Chollet !). Pour ma part, je suis une féministe engagée ! Je milite dans HF, pour l’égalité homme femme dans la culture, je compte bien embarquer les filles dans les Journées du matrimoine à la rentrée 2017. Dans mon autre métier, qui est le journalisme, je m’intéresse beaucoup aux questions de stéréotype de genre, surtout aux questions d’orientation et au plafond de verre.  La féminisation des mots, c’est très important pour moi, surtout dans la culture où c’est encore compliqué ! Autrice, cheffe d’orchestre et metteuse en scène !

Que voulez-vous transmettre par votre spectacle ?

Maya : Je n’ai cessé de penser au public pendant les répétitions. Je ne voulais pas que l’ambition prenne le dessus sur la sincérité de notre démarche. Je voulais qu’on aime les comédiennes. Comme elles étaient.

Inès : La littérature, comme le théâtre, ça doit toucher, gratter, gêner, bouleverser.  Je cherche à provoquer la surprise et le trouble. Si on peut toucher les gens, c’est déjà que c’est réussi.

Lillah : D’abord de la joie, je crois que la plupart des spectateurs-trices sortent de la salle avec le sourire : c’est important ! Également l’opportunité de réfléchir aux relations entre les êtres et celle de rire aussi de son propre quotidien. Enfin, l’opportunité pour les spectateurs-trices d’être touché-e-s par des situations qui résonnent dans leurs propres intimités.

Agathe : Je crois qu’on voulait surtout transmettre nos histoires, non pas notre intime ou nos vies, ça, on s’en fout, mais notre histoire collective, ce que c’est d’être une jeune femme en 2017 dans une grande ville, d’être une créature plus ou moins émancipée, sous contrôle reproductif et confrontée non stop au désir, à l’amour etc. et même obsédée par cela. Moi j’avais envie de parler de sexe, du fait que les mecs puissent débander, que les femmes ont besoin de jouir, que leur désir est fort, très très fort, aussi fort que celui des hommes. Peut-être aussi qu’il ne nous est pas arrivé tant de choses que ça dans le fond pour le moment dans nos jeunes vies occidentales alors l’amour, le désir c’est une place démesurée dan sons vies, ça prend toute la place.

Retrouvé la troupe jusqu’au au 10 juin, les mercredis, jeudis et samedis à 19h au Théâtre La Reine Blanche (2 bis passage Ruelle, 75018 Paris).


Il est à noter que “La Compagnie Avant l’aube” est à l’origine de la fabuleuse parodie de la pub DIM qui avait agité internet en 2016 et qu’elle sera également au festival d’Avignon cet été avec « L’Âge libre ».

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

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