ART

Computer Grrrls, l’expo qui questionne le genre de la technologie

L’exposition de la Gaîté Lyrique réunit 23 artistes et collectifs pour replacer les femmes au centre du développement de l’informatique et livrer une réflexion critique sur les technologies du numérique.

Ce jeudi 14 mars, la Gaité Lyrique ouvrait les portes de sa grande exposition de l’année consacrée aux femmes dans l’univers des technologies. Si ces deux thèmes ne font pas bon ménage, ce n’est pas un hasard explique Marie Lechner, co-commissaire de l’événement aux côtés de Inke Arns, directrice artistique du Hartware MedienKunstVerein (HMKV) de Dortmund, en Allemagne.

Dans la salle principale de l’exposition, les écrans sont partout – Photo : Marie Crabié

«  Les femmes étaient très présentes dans l’informatique jusque dans les années 80, elles occupaient tous les postes stratégiques de gestion des technologies  » explique-t-elle en référence aux fonctions de télégraphistes, dactylographes, opératrices de téléphonie ou encore programmeuses où l’on retrouvait principalement des femmes au cours des XIX et XXème siècles. «  Elles se sont ensuite vues poussées vers la sortie dès lors que l’homme a compris l’importance de l’informatique. »

Perspective historique et internationale

C’est autour d’une frise chronologique (en rond), détaillée et efficace que démarre l’exposition. Elle nous éclaire d’entrée de jeu sur les enjeux du sujet, où l’on découvre que les femmes n’ont pas été entièrement « poussées vers la sortie » mais qu’elles impulsaient, déjà dans les années 80 de nombreux mouvements cyberféministes incitant les femmes à investir l’Internet naissant. «  Quand les computers portaient des jupes  », c’est le titre qui a été donné à cette première partie de l’exposition qui dépoussière nos idées reçues sur la place des femmes en informatique.

Et quoi de mieux qu’un support numérique pour s’attaquer à cette vaste question ? Dans la salle, les écrans sont partout, avec au centre une installation qui nous interpelle. The Unbinding de Lauren Moffatt propose une expérience immersive «  dans une boîte noire  » qui se veut la représentation d’un ordinateur géant. On y entre lunettes 3D sur le nez pour découvrir un monde composé de fragments d’images d’archives. Un système visuel qui rend compte de l’importance des images numériques et de leur poids dans la société contemporaine. 

Image tirée de The Unbinding de Moffatt Lauren- Crédit : La Gaîté Lyrique

À peine plus loin, on s’arrête un instant sur le travail de l’artiste franco-suisse Lauren Huret. Intitulée Breaking the Internet, la vidéo met en lien deux récits de femmes qui se disaient un jour prêtes à «  briser la machine  ». D’un côté, des opératrices de téléphonie en Angleterre se révoltaient, dès le début du XIXème siècle, contre la technologie qui menaçait de les dépossédées de leur travail. De l’autre, Kim Kardashian, à l’image des influenceuses affiche son corps sous toutes ses formes sur les réseaux sociaux. Tandis que les premières sont incarnées par leur voix, Kim Kardashian, l’est, elle, à travers l’image de son corps. Par ce parallèle, l’artiste questionne les effets délétères des technologies au cours du temps et vient communiquer avec la seconde partie vers laquelle évolue l’exposition.

Do it yourself et résistance

On la découvre dans une salle sombre, à l’aspect plus intimiste. Dans cet espace, le regard de plusieurs artistes et collectifs révèle l’impact croissant dans la société, de la pénurie de femmes à des postes stratégiques de l’industrie informatique.

Le code répondrait à des normes sexistes et discriminatoires. D’une œuvre à l’autre, bercé entre de nombreuses références historiques, personnelles et sociales, le visiteur prend alors connaissance des effets concrets que la présence (ou l’absence) féminine dans le domaine des technologies entraîne. À l’image du travail vidéo Body Scan réalisé par Erica Scourti, une œuvre qu’il faut aller chercher dans un recoin de la pièce, où l’artiste utilise sa propre expérience pour rendre compte des dérives informatiques vis-à-vis du corps humain, notamment féminin.

Premium Connect, une oeuvre de l’artiste de Tabita Rezaire – Photo : Marie Crabié

Le point de départ de l’oeuvre se trouve être la relation à distance vécue par l’artiste. Pendant un temps, Erica Scourti photographie différentes parties de son corps pour les échanger avec son partenaire, avant de les intégrer à différents moteurs de recherche. Elle découvre alors que chaque partie du corps se retrouve sujet à amélioration, augmentation, transformation pour correspondre à des critères sociaux bien définis. La vidéo, en plus de «  rendre visible l’objectivation et la standardisation du corps féminin  » s’avère profondément drôle et authentique, ce que l’on doit selon Inke Arns, à l’auto-dérision dont fait preuve la jeune artiste basée à Londres. 

(Dys)fonctionnements numériques

Au fur et à mesure de l’exposition, l’évolution technologique se trouve alors repensée. Et si un autre futur était possible pour les femmes en informatique ? Lequel serait-il ? La troisième partie «  Science Friction  » rêve ce futur, tantôt sublime, tantôt chaotique où les femmes se voient attribuer une nouvelle place dans le développement des technologies et par la même, dans la société.

Alors que l’absence des femmes se remarque d’ores et déjà dans les processus de développement d’intelligence artificielle, où les discriminations et les injustices sociales à l’égard des femmes sont nombreuses, l’artiste Simone C. Niquille pointe ces dérives à l’aide de poupées gonflables géantes immanquables, qui campent au milieu de la pièce.

Simone C. Niquille, The Fragility of Life, 2017. Photo : Hannes Woidich

À travers The Fragility of Life, l’artiste suisse expose la manière dont les protocoles de standardisation sont informés par des éléments racistes et corporels. Autant de techniques qui sont d’ailleurs utilisées dans toutes sortes d’applications, des effets spéciaux au cinéma aux investigations médico-légales en passant par l’identification biométrique.

En parallèle de cet espace d’exposition, on retiendra le fabuleux travail d’Elisabeth Caravella, qui investit une salle plongée dans le noir pour présenter son œuvre immersive, Howto3. Propulsé dans ce qui doit être un logiciel étrange sur lequel une jeune femme propose des tutoriels, le visiteur se fait le témoin d’un dysfonctionnement du logiciel, habité par une présence fantomatique. Une expérience immersive qui met en lumière les biais du mode de communication par tutoriel, par son aspect trop spectral ainsi que les limites du système binaire d’un ordinateur, réduit à des 0 et des 1. Fascinant.

Un futur incertain

On ressort, comme déboussolés par ce monde parallèle, pour entrer quasiment instantanément dans l’Autre univers, celui de la réalité virtuelle. Réalisée par l’américain Hyphen-Labs, l’installation NeuroSpeculative AfroFeminism projette le visiteur dans un salon de coiffure futuriste. Le but ? Engager une réflexion autour du manque d’implication des femmes de couleurs dans la création et la gestion des technologies de pointe et imaginer, si un changement advenait, l’impact que cela pourrait avoir.

Au coeur de l’oeuvre immersive Howto3 d’Elisabeth Caravella – Photo : Marie Crabié

Reformuler, interroger, repenser le futur des technologies et la place accordée aux femmes en son sein, voilà toute l’ambition de l’événement qui se propose, pendant quatre mois d’engager des débats et des pistes de réflexion, d’impulser une ouverture de paroles et de pensées à travers rencontres, workshops et soirées DJ sets. Autant de rendez-vous qui sont à découvrir le temps d’un week-end, chaque mois.

Computer Grrrls, Histoire·s, genre·s, technologie·s à la Gaîté Lyrique jusqu’au 14 juillet 2019. Tarif : 8€

Rédactrice en chef de la rubrique Art. Curieuse et intriguée par la création artistique sous toutes ses formes

You may also like

More in ART