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Jean-Louis Comolli – Daech, le cinéma et la mort : La mort en face

Le critique de cinéma Jean-Louis Comolli publie un essai passionnant sur le rapport de nos sociétés avec la représentation de la mort à l’heure de Daech qui a fait de la vidéo virale de meurtre en (quasi) direct son principal instrument pour imposer la peur.

La représentation de la mort est chose courante dans nos sociétés, notamment à travers le cinéma, né il y a maintenant plus d’un siècle. Mais cette représentation s’est intensifiée, jusqu’à la quasi hégémonie, depuis quelque années, l’image devenant désormais l’instrument de la propagation de la mort. Voilà ce que pointe le critique de cinéma Jean-Louis Comolli dans son dernier essai : Daech, le cinéma et la mort. Si la mort a été largement filmé par les bourreaux, des nazis à plus récemment Al-Qaïda, on est forcé de reconnaitre que la captation de la mort est devenue la norme pour Daech. Formé en 2006 en Irak sur les bases d’Al-Qaïda, l’organisation Etat Islamique (Daech) s’est imposée en 2014 lors de la proclamation du califat sur des territoires s’étendant sur la Syrie et l’Irak. Bien conscient de l’importance de la communication pour s’imposer, Daech a créé le Al-Hayat Media Center pour véhiculer sa propagande. Al-Hayat diffuse la propagande pro-Daech, vantant la vie dans le califat, mais aussi des vidéos de meurtre conçues par le studio d’Al-Hayat. On en sait peu en Europe sur ce studio et les conditions de tournage de ces vidéos, si ce n’est que le studio Al-Hayat est fondé sur le modèle d’un studio de cinéma hollywoodien, ce qui peut surprendre pour une organisation qui a fait de l’occident son ennemi. Comme le montre Jean-Louis Comolli, Al-Hayat a profité de l’essor des médias de masse et d’internet pour diffuser de manière la plus instantanée et massive possible ses vidéos d’horreurs : « L’un tue et l’autre filme ; aussitôt mis en forme et diffusés, ces clips de la mort sont vus par des millions de spectateurs, sur les écrans de certaines télévisions arabes, ou par l’entremise de YouTube ou d’autres canaux de diffusion internet. » Par internet, l’horreur, le meurtre et le massacre deviennent aussi virale qu’une vidéo de chat mignon et se retrouve à portée de clic de quiconque où qu’il soit dans le monde, et ce à des millions de répliques.

Terrorisme hollywoodien

La référence de Daech et de son studio Al-Hayat est bien le cinéma hollywoodien d’aujourd’hui. Les vidéos de Daech jouent du choc visuel de la monstration du geste qui donne la mort, prenant toute sa concrétude. Jean-Louis Comolli fait ainsi d’Al-Hayat le miroir du Hollywood actuel, tel qu’il est devenu – pour ne pas dire que Daech serait en sorte le miroir du monde occidental dans tout ce qu’il a plus horrible – préférant avant tout l’efficacité, et réduisant la conception de ses blockbusters à une grammaire cinématographique des plus basique et répétitive, ne se limitant qu’à l’action et à son effet. C’est bien les blockbusters hollywoodiens qui sont copiés par Daech pour ses vidéos de propagande, partageant avec Hollywood son gout de la destruction massive, à l’image d’une vidéo, dans un style film catastrophe, publiée par Daech pour célébrer les attentats parisiens du 13 novembre 2015 avec une destruction de Paris qui ne peut faire qu’écho avec certains blockbusters hollywoodiens récents. Même si l’on ne peut pas tout à fait parler de cinéma pour les vidéos de Daech, le lien entre le cinéma d’aujourd’hui et ces vidéos est très fort. Jean-Louis Comolli interroge comment l’image en mouvement en est arrivé là, jusqu’à enfanter cette terrible idée que l’image de l’horreur de la mort devienne la plus banale qui soit. Il propose de se replonger dans une histoire, peut être parfois un peu trop classique par ses références, de l’évolution du cinéma expliquant cette évolution. On serait donc passé d’un cinéma hollywoodien gratifiant l’imaginaire du spectateur en jouant habilement du hors-champ et en ne cherchant pas forcément à montrer, à un cinéma hollywoodien qui, au contraire, ne repose que sur ce choc de la représentation qui « se contente d’abimer ce spectateur ». Ce qui permet à Daech et à son studio de cinéma d’aller encore un plus loin et de remplacer la fiction de la mort par la représentation directe de la réalité de la mort, dans ce qu’elle a de plus crue.

Le rôle du spectateur

Plus encore que la diffusion massive des images de mort, ce qui est vraiment nouveau avec Daech et Al-Hayat, c’est l’utilisation publicitaire qu’ils font de la représentation de la mort, nous dit Jean-Louis Comolli. Comme pour toute communication, le plus important n’est ainsi pas la mort en elle-même, mais plutôt le spectateur, où qu’il soit dans le monde, et sa place ambiguë. Pour Jean-Louis Comolli, outre la normalisation de l’horreur, ces vidéos entérinent une curieuse association : l’acte de tuer devient lié à celui de filmer, pour ainsi montrer au plus grand nombre le crime, permettant ainsi de renforcer la peur. A partir de ce constat, Daech instrumentalise le spectateur de deux manières différentes. Daech transforme le spectateur en un être qui veut assister, plus ou moins consciemment, au spectacle de la mort tout jouant, si l’on peut parler d’un jeu, de la passivité et de l’impuissance de ce spectateur, qui est condamné à justement ne faire que regarder : « Je pourrais désirer intervenir en arrêtant le massacre, je sais que c’est impossible et que je suis condamné à le constater, et de manière de plus en plus masochiste. Il s’agit donc pour Daech d’établir le spectateur comme non seulement incapable mais indigne d’agir. »

La position d’incapacité physique du spectateur est non seulement fixée de manière irréversible par Daech mais l’organisation islamique suppose même une incapacité intellectuelle, qui ne permettrait pas au spectateur de recourir à sa réflexion, livré uniquement à ses passions les plus primaires, c’est en ça que Al-Hayat peut rejoindre Hollywood malheureusement : «  On peut en conclure que pour une part rentable de l’actuel Hollywood, comme pour Daech, le spectateur est d’une seule sorte : il désire le pire, il veut se vautrer dans la violence, il veut des « maitres » forts, qui le violent. » Mais là où Daech va bien évidemment au-delà du cinéma, même hollywoodien, c’est dans l’automatisation du filmage, qui n’a d’égal que celle de la mort, ce qui pourrait cependant renvoyer à un questionnement nécessaire de la circulation des images dans nos propres médias de masses occidentaux. Nous avons tous vu l’effondrement des Twin Towers le 11 septembre 2001, et depuis, avec le développement des smartphones et autres mini-caméras, nous avons été spectateurs de la majeure partie des attentats, de certains meurtres, ou encore dans un genre différent, des catastrophes naturelles. C’est sur ce même modèle que certains des attentats perpétués en France ces derniers années ont été filmés directement par les terroristes eux-mêmes à l’aide de caméra sanglés sur leur poitrine. Comme le remarque Jean-Louis Comolli il n’est alors plus question de choix des cadres et l’image est réduite sa fonction la plus automatique, laissant son spectateur plus que jamais désarmé. C’est ainsi contre ce désarmement du spectateur, dans un monde où l’image de la mort se transforme en mort de l’image, telle qu’elle a pu théorisé au XXe siècle, que Jean-Louis Comolli tente de réfléchir au devenir de l’image en mouvement avec cet essai nécessaire en ces temps troublés.

Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, éditions Verdier.

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