SOCIÉTÉ

Le réveil du Triangle d’Or

« You smoke weed ? Ganja, Marijuana ? ». Combien de fois ai-je entendu cette phrase alors que je me baladais à la nuit tombée sur les bords du Tonle Sap à Phnom Penh, lorsque je vivais au Cambodge. Des tuks tuks, habitués à voir de jeunes touristes par milliers, qui essaient tant bien que mal d’arrondir des fins de mois déjà ridiculement bas en vendant leur herbe à de jeunes backpackers en vacances. En revanche, ce qui m’a un poil plus surpris, c’est lorsque l’on m’a proposé, en plein jour, si je voulais de l’opium, une drogue qui n’existait pour moi que dans Le Lotus Bleu de Tintin. Alors j’ai cherché un peu. 

A la frontière de la Birmanie, de la Thaïlande et du Laos coule le Mékong, bordé par une forêt luxuriante qui abrite de petits villages et des dizaines de pagodes, des temples bouddhistes qui remplissent le paysage. Longtemps, cette triple frontière a inspiré aux esprits du monde entier l’image du trafic d’opium, de champs de pavot s’étendant à perte de vue, celle du Triangle d’Or qui a été pendant de nombreuses années l’épicentre de la production de pavot à l’échelle mondiale.

Loin de moi l’idée d’entamer cet article à la manière de Bernard de la Villardière : « drogue, prostitution, les dessous de l’Asie du Sud-Est ». Aujourd’hui, grâce à l’action de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) dans la région, couplée à la politique d’éradication menée par le gouvernement thaïlandais et la pression de l’administration américaine par le biais de la DEA, le Triangle d’Or n’a plus sa splendeur d’antan. Cette fameuse plaque tournante de la production et du trafic d’opiacés à échelle mondiale a depuis été suppléée, et de loin, par l’Afghanistan, qui concentre aujourd’hui les deux tiers de la culture du pavot dans le monde. Cependant, alors que le commerce de l’opium dans la région était tombé en ruines au début des années 2000 grâce aux efforts conjoints de la DEA, de l’ONUDC et des gouvernements régionaux, les observateurs ont constaté un retour en grâce de la production d’opium dans ce fameux Golden Triangle.

Lever de soleil sur le Mékong. Crédit : Chor Sokunthea, REUTERS

Lever de soleil sur le Mékong.
Crédit : Chor Sokunthea, REUTERS

Un petit point d’histoire

Le pavot à opium est connu depuis des millénaires. Dans notre histoire plus récente, c’est au Bengale que la Compagnie des Indes Orientales avait commencé à produire du pavot au 18ème siècle, avant de développer le commerce de l’opium en Chine au début du 19ème siècle. Aussi, face à l’opposition de la dynastie Qing au commerce de l’opium en Chine, l’empire britannique s’était empressé d’intervenir par la force afin de lui imposer l’ouverture au commerce international. S’ensuivirent donc les deux guerres de l’opium qui opposèrent la Chine aux deux grands empires coloniaux de 1839 à 1960, d’abord l’empire britannique (première guerre de l’opium de 1839 à 1842), ensuite aidé par les Français de 1856 à 1860. En ont résulté les différents « traités inégaux » imposés militairement à la Chine par les puissances occidentales, dont le plus connu est le traité de Nankin de 1842 qui mit fin à la première guerre de l’opium. Ces traités ont notamment permis l’ouverture de nombreux ports de commerce avec l’extérieur, dont ceux de Canton et Shanghai, un abaissement des droits de douane à hauteur de 5 %, et surtout la cession de Hong Kong à l’empire britannique.

Par la suite, les traités suivants conduiront à la légalisation forcée de l’opium en Chine, dont la production s’élèvera à des milliers de tonnes, en faisant de la Chine le premier exportateur mondial, et de loin. La vérité est non loin de l’idéal imaginaire que l’on se fait des salons d’opium au début du 20ème siècle : dans un même temps, une grande partie de la population chinoise était devenue toxicomane. Aussi, la production a continué à se développer dans la région, et ce malgré la Convention internationale sur l’opium, signée à La Haye en 1912, qui visait non pas à en éradiquer la production en tant que telle, mais surtout à la contrôler et à éviter la contrebande.

Tintin qui entre dans un salon d'opium dans Le Lotus Bleu

Tintin qui entre dans un salon d’opium dans Le Lotus Bleu

Faisons un petit saut dans le temps : en 1949, les forces nationalistes du Kuomintang de Tchang Kaï Tchek vaincues par l’armée communiste de Mao décidèrent de se réfugier au nord de la Thaïlande, à la frontière birmane, où ils décidèrent d’y développer un trafic illicite. Comme la plupart du temps et dans de nombreuses contrées, que ce soit en Colombie ou au Pérou pour les guérillas communistes ou en Afghanistan pour les Talibans, la drogue servait à financer les armes et le combat. Les anciens du Kuomintang qui voulaient récupérer leurs terres en Chine, les ethnies qui affrontaient la dictature militaire en Birmanie, tous étaient ravis de pouvoir se financer grâce à la culture du pavot.

Toute cette production en est arrivée à un tel point qu’entre les années 70 et 90, on estime que 80 % de l’héroïne consommée dans les rues des grandes métropoles américaines provenaient de ce Triangle d’Or. Car oui, l’héroïne appartient, tout comme la morphine, la codéine, etc… à la famille des opiacés, des produits obtenus à partir de l’opium, provenant lui-même des cultures de pavot. De ce fait, comme dans Narcos pour la poudre blanche colombienne, la DEA a décidé de s’intéresser de plus près à cette région, comme nous l’avons dit, avec un partenariat rapproché avec l’ONUDC et le gouvernement thaïlandais ; pendant ce temps-là, la CIA pouvait également s’occuper des communistes dans la région.

C’est ainsi que peu à peu, la production dans cette région a considérablement chuté laissant place à la culture du thé, au profit de l’Afghanistan qui s’est imposé comme le principal producteur de pavot et qui le reste encore aujourd’hui.

Un retour en force

En 2002, alors que la Thaïlande avait déjà éradiqué en grande partie la culture du pavot, le gouvernement lao a affirmé sa volonté de faire de même, sous la pression de l’administration américaine et de l’ONUDC ; en 2005, ce même gouvernement disait même qu’il ne produisait plus de pavot, alors qu’en 2006, le directeur de l’ONUDC, Antonio Maria Costa, annonçait que le Triangle d’Or touchait à sa fin, alors qu’au début des années 1990, la Birmanie était encore au premier rang de la production mondiale d’opium.

Pourtant, force a été de constater très rapidement l’échec cuisant de ces politiques d’éradication au Laos alors que les premiers résultats paraissaient satisfaisants, et surtout en Birmanie, où la production a vite recommencé à exploser, et ce dès 2006, au point de redevenir une inquiétude centrale de l’ONUDC dans la région.

Evolution du nombre d'hectares de pavot à opium cultivés de 1992 à 2015 en Birmanie, Thaïlande et au Laos. Source : UNODC

Evolution du nombre d’hectares de pavot à opium cultivés de 1992 à 2015 en Birmanie, Thaïlande et au Laos. Source : UNODC

Il y a plusieurs raisons à cela : en premier lieu, les échecs des politiques d’éradication en Birmanie et au Laos qui ont des raisons à la fois économiques et politiques. Dans les régions adjacentes de ces deux pays, les populations, en grande majorité paysannes, se caractérisent par une pauvreté généralisée qui les incite à se lancer dans la culture du pavot. Aussi, comme le soulignent les Nations Unies, un seul hectare de pavot est 13 fois plus rentable qu’un hectare de riz ; pour ces paysans, le calcul est vite fait. Aussi, en particulier en Birmanie dans l’État Shan qui concentre 90 % de la production de pavot, pendant longtemps, la pression de la junte militaire sur les groupes armés rebelles les a amenés à recourir au trafic d’héroïne pour se procurer des armes. Aujourd’hui, même si la dictature militaire n’est plus au pouvoir, le groupe rebelle de l’Armée Unie de l’État Wa, conserve la main-mise sur la région de l’État de Shan où elle peut y développer le trafic d’héroïne afin de s’équiper en armes. En plus de cela, cet État s’avère être un des producteur principal de méthamphétamines, la drogue de synthèse de Breaking Bad fabriquée dans de petits laboratoires de la jungle birmane.

Aussi, une autre raison de la difficulté à endiguer ce trafic est la géographie des régions du Triangle d’Or : des régions montagneuses, au milieu de forêts denses, difficiles d’accès et excentrées par rapport au gouvernement birman, elles sont propices au développement de la culture du pavot. Enfin, la porosité des frontières entre les trois pays du Triangle d’Or – ainsi que leur frontière avec la Chine, très proche également – explique les difficultés rencontrées à endiguer le trafic régional : il est aisé de faire passer la drogue d’une frontière à l’autre lorsque la délimitation est un simple bras du Mékong.

En 2015, selon le World Drug Report 2016 de l’ONUDC, la production d’opiacés a pourtant diminué de 38 % à l’échelle du globe. Cependant, c’est en grande partie en raison de la forte chute des récoltes de pavot en Afghanistan l’an dernier, même si la culture du pavot reste de loin la plus importante dans ce pays. En effet, malgré cette baisse à un niveau global, les chiffres de l’ONUDC montrent que la production dans le Triangle d’Or serait plutôt constante ces dernières années : elle avoisinerait les 50 tonnes pour le Triangle d’Or tandis que l’Afghanistan en produirait 340 tonnes, pour quelques 25 tonnes non négligeables pour le Mexique.

Comment l'héroïne circule à travers le monde. Source : Vice News

Comment l’héroïne circule à travers le monde.
Source : Vice News

Aujourd’hui, les défis pour les gouvernements lao et birman sont nombreux en ce qui concerne le trafic d’héroïne, car une majeure partie de la production en héroïne venant du Triangle d’Or est exportée, dont 90 % est acheminée vers la Chine, la consommation à échelle locale et ses effets sur les populations locales n’en sont pas moins préoccupantes.

Des enjeux de taille pour la région 

Ainsi, alors que le Triangle d’Or a retrouvé de sa vigueur d’antan, de nombreuses questions émergent autour des manières dont il serait possible d’endiguer la production d’opium, en particulier au nord de la Birmanie. Car si le trafic régional d’opium redevient une préoccupation des gouvernements de la région et de l’Office des Nations Unies contre le drogue et le crime, la situation n’en est pas moins inquiétante au niveau local. En effet, on déplore une toxicomanie alarmante chez les hommes dans les régions où la production d’héroïne est forte, en particulier dans les États Shan et Kachin. Les chiffres varient énormément, notamment du fait de la réticence de nombreux toxicomanes à le reconnaître auprès du gouvernement ou de l’ONU ; en 2015, environ l’ONUDC recensait 0,9 % de toxicomanes addicts à l’héroïne, mais cela pourrait être en réalité bien plus. Cela s’explique assez simplement : il est compliqué d’avoir accès aussi facilement à l’héroïne que cela est possible dans ces régions, et surtout à des prix aussi dérisoires. Dans un article datant de 2014, Vice expliquait qu’avec environ 1,63$, on pouvait avoir accès à un shoot d’héroïne de bonne qualité.

Et, comme dès lors que l’on parle de consommation de drogue, et en particulier d’héroïne qui se fait majoritairement par injection, la question de la transmission du VIH apparaît. Et une fois n’est pas coutume, les chiffres sont alarmants, puisque selon un rapport de 2015 rendu par l’agence onusienne pour la lutte contre le sida UNAIDS, 23,1 % des toxicomanes par injection en Birmanie sont atteints du VIH.

Dès lors, au vu de l’échec des premières politiques d’éradication, comment faire ? Aux yeux de nombreux observateurs, dont l’ONUDC, l’échec des politiques de lutte contre la production d’opium doit être expliqué par le fait qu’elles consistaient en des mesures de coercition et de sanction. Ainsi, dans son rapport de 2016, l’ONUDC suggère de cesser la destruction des champs de pavot telle qu’elle est actuellement menée en Birmanie : elle n’aurait comme effet que d’appauvrir les paysans qui auraient peu d’alternatives, sinon celle de revenir à la culture du pavot, qui permet notamment aux habitants de le troquer contre du riz dans d’autres villages. Au contraire, l’ONUDC a lancé début 2016 un projet de substitution de culture : celle du café à la place de l’opium. Même si les Birmans en boivent peu, c’est un marché en pleine exploitation en Chine et en Thaïlande, sans parler des possibilités d’exportation en Europe, comme le souligne U Tin Mauna Myint, coordinateur du projet café/opium pour l’ONUDC : « Nous voulons produire un café de très grande qualité, bio, uniquement pour l’exportation, particulièrement vers l’Europe ». Même si cette initiative vient d’être lancée et qu’il faut trois ans pour qu’un caféier arrive à maturité, les coordinateurs de ce projet sont pour l’instant assez optimistes.

Un champ d'opium en Birmanie. Crédit : UNODC

Un champ d’opium en Birmanie.
Crédit : UNODC

De plus, des réformes autour des politiques de lutte contre la drogue sont nécessaires, comme le recommande l’ONUDC, afin de passer d’un système répressif à un système de traitement des toxicomanes et de réhabilitation. Le gouvernement birman a d’ailleurs annoncé prévoir une telle réforme pour avril 2017.

Alors, quel avenir pour le Triangle d’Or, quel avenir pour la Birmanie ? L’évolution de la situation au cours des prochains mois, qui dépendra grandement des politiques implémentées par le gouvernement et du travail des organismes régionaux – dont en grande partie l’ONUDC – nous le dira peut-être.

Diplômé de Sciences Po Toulouse. Adepte des phrases sans fin, passionné par la géopolitique et la justice transitionnelle, avec un petit faible pour l'Amérique latine. J'aime autant le sport que la politique et le café que la bière. paul@maze.fr

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