SOCIÉTÉ

Affaire Kohler : zones d’ombres et conflits d’intérêts au sommet de l’Etat

Un mois après la perquisition au ministère de la transition écologique et solidaire, la déclaration d’intérêts d’Alexis Kohler reste introuvable. Pourtant, elle est lune des clés de voûte de lenquête en cours du Parquet national financier depuis juin sur le secrétaire général de lElysée.

Les informations révélées en mai par Médiapart sur le rôle dAlexis Kohler dans des dossiers dEtat concernant MSC, notamment ses liens familiaux avec la société, alerte Anticor, qui déposera par la suite deux plaintes. Cette affaire, pourtant peu médiatisée, soulève de multiples questions sur les représentants de lEtat et leurs intérêts personnels. 

Une carrière problématique

Alexis Kohler est ce quon pourrait appeler un opportuniste. Sa carrière est étonnante, entre postes privés, politiques et administratifs. Cette confusion entre ces différents secteurs lui vaut ce dont il est accusé aujourdhui.

En 2010 il est nommé sous-directeur de lAgence des Participations de lEtat (APE) et devient à ce titre représentant de lEtat aux conseils de surveillance des ports du Havre et de Saint-Nazaire. Il devient ensuite directeur adjoint au cabinet de Pierre Moscovici, au ministère des finances, en 2012, pour continuer son ascension en 2014 lorsquil devient directeur de cabinet dEmmanuel Macron, alors ministre de l’économie.

En 2016, après la démission dEmmanuel Macron pour préparer sa campagne, Alexis Kohler rejoint MSC en tant que directeur financier, bien quil soit accusé d’être également derrière la campagne du futur président. Ainsi, en mai 2017, il est nommé secrétaire général de lElysée par Emmanuel Macron en qui il a toute confiance. Malgré cette carrière discutable, ce sont surtout ses liens familiaux qui posent problème.

L’actuel secrétaire général de lElysée est lié à MSC car son fondateur nest autre que le mari de la cousine germaine de sa mère. Lors des conseils de surveillance des deux ports, MSC est souvent au cœur des débats car, en tant que numéro 2 du transport maritime de marchandises, il constitue un client de grande importance. Or, le secrétaire général de lElysée semble avoir omis dinformer ses collaborateurs de ses liens familiaux avec la société. Il ne sest jamais déporté des affaires mêlant MSC (d’après les procès-verbaux du Grand Port Maritime du Havre étudiés par diapart) bien quil indique le contraire.

Fin mai, le groupe Anticor dépose une plainte auprès du Parquet national financier qui retient la « prise illégale d’intérêt », le « trafic d’influence » et la « corruption passive ». Une seconde plainte a été déposée le 8 août, après de nouvelles révélations de Médiapart, concernant la prise de parole et les votes de laccusé en faveur de MSC pour les contrats à venir avec le Grand Port Maritime du Havre (GPMH) et le Terminal Normandie MSC.  Les délits les plus importants de prise illégale d’intérêts et de trafic dinfluence sont passibles de 5 ans demprisonnement et de 500 000d’amende, dautant plus quils posent des questions déontologiques et éthiques importantes.

 Une solution sur mesure pour MSC

La première plainte dAnticor concernait tout dabord la participation dAlexis Kohler aux dossiers de STX (port de Saint-Nazaire) vis-à-vis de MSC en tant que directeur adjoint du cabinet de Pierre Moscovici. En effet, en 2009, MSC avait commandé au port un nouveau bateau de croisière au prix de 565 millions deuros, mais les banques nont pas prêté la somme nécessaire à la société. L’Etat était venu à la rescousse en faisant intervenir la Coface (société d’assurance-crédit), qui accepta de prêter plus de 400 millions deuros pour mener à bien la commande. Le problème se présente à nouveau en 2014, quand MSC Croisières fait miroiter la commande de dix paquebots aux chantiers de Saint-Nazaire puis commande dans un premier temps deux paquebots pour 1,5 milliards deuros. Larmateur demande de baisser les prix et les coûts de production. Ainsi, pour sauver des emplois et STX, lEtat est prêt à accorder des conditions de financement « sur mesure ».

Pierre Moscovici décide dune nouvelle mission pour la SFIL (Société de Financement Local)  : faire du crédit export et de lassurance export pour les très grands contrats. Ainsi elle se charge du financement des paquebots de MSC. LEtat porte donc tous les risques face aux commandes de MSC et na aucune garantie ou contrepartie. LorsquAlexis Kohler devient directeur de cabinet du ministre de l’économie, il retrouve à nouveau le dossier STX. LEtat négocie à ce moment-là avec la commission européenne l’élargissement des missions de la SFIL aux crédits exports quelle peut financer, à conditions que le système bancaire ne puisse pas le faire directement. Cette expérience est autorisée pour cinq ans et profite aux financements des paquebots de MSC. Le rôle d’Alexis Kohler n’est pas explicite dans ce dossier, mais en tant que directeur de cabinet, il a eu un droit de regard sur celui-ci.

Un nouveau projet : Port 2000

Le 8 août, Anticor dépose une seconde plainte contre le secrétaire général de lElysée à la suite des révélations de Médiapart concernant le dossier GPMH. En 2008, pour relancer ses activités, le GPMH se lançait dans un nouveau projet  : Port 2000. Il sagissait de tripler la capacité du port du Havre en créant de nouveaux quais. Tous les opérateurs de manutention décidèrent de prendre pied à Port 2000, constatant les efforts que la puissance publique est prête à fournir. Ils signent alors avec le port des Conventions dexploitation de terminaux (CET).

MSC, déjà implantée au Havre, contrôle deux terminaux. Au même moment, en Italie, la société multiplie les engagements, ce qui lui vaut soutien et légitimité auprès des pouvoirs publics. Elle annonce alors être prête à mobiliser environ 160 millions deuros pour déménager à Port 2000. Face à un projet dune telle ampleur et mobilisant autant dacteurs, le conseil de surveillance se réunit souvent, et en urgence, pour faire face aux problèmes que rencontrent Port 2000. Alexis Kohler assiste à chacun deux, alors même que MSC est un client majeur du Port. Le 4 juin 2010, le conseil discute des financements du projet. Le représentant de lEtat se prononce en faveur de celui-ci et vote le budget.

Le 24 septembre 2010, Laurent Castaing alors directeur du port, explique au conseil que deux sociétés, dont TNMSC (filiale de MSC), demandent le rachat par GPMH des biens et outillages abandonnés sur certains quais lors du déménagement vers Port 2000. Pour justifier une telle décision, il invoque la crise financière. Alexis Kohler soutient la démarche et vote, il affirme que le Port a raison de vouloir « intervenir financièrement alors quil ne devrait pas le faire ». Pour cause, ces sociétés demandent à GPMH de faire une promesse de rachat de leurs biens qui leur servirait de garantie face aux banques. Cependant, Laurent Castaing le rappelle, les investissements des opérateurs se font normalement à leurs risques et périls.

D’après la Cour des comptes, qui sappuie sur le Code général de la propriété des personnes publiques, ce rachat est illégal et naurait pas dû être validé. Elle rappelle que, d’après la loi, ces biens immobiliers devenaient gratuitement la propriété de lEtat à la suite des conventions de terminal signées entre les sociétés et GPMH. Alexis Kohler apporte donc le soutien de lEtat à une disposition qui est illégale et qui contrevient à l’intérêt public. Grâce à cette décision, TNMSC obtient les quatre postes à Port 2000, à prix doccupation domaniale calculé sur les références de 2006 et en se faisant racheter ses installations antérieures. Les pourparlers de ces différents conseils de surveillance étudiés par Médiapart démentent les affirmations dAlexis Kohler. Il ne sest jamais déporté des dossiers concernant MSC et semble au contraire avoir été au cœur de ceux-ci.

Une déclaration d’intérêts fantôme 

Le problème de la déclaration d’intérêts dAlexis Kohler demeure au cœur de laffaire : avait-il fait oui ou non état de ses liens familiaux au conseil de surveillance  ? Suite aux nouvelles règles de gouvernance de GPMH, chaque administrateur devait faire une déclaration d’intérêt précisant jusqu’à ses liens familiaux. Le commissaire au gouvernement chargé de veiller au respect des déclarations d’intérêts a été obligé de faire plusieurs rappels à l’ordre. Lors du conseil du 25 juin 2010 il souligne que ces mesures « se justifient pour limiter le risque des membres du conseil de surveillance par rapport au délit de prise illégale d’intérêts ».

Médiapart a demandé à la direction de GPMH laccès à la déclaration du représentant de lEtat détenue par le commissaire du gouvernement auprès de GPMH actuellement Alexis Vuillemin. Ce dernier na pas satisfait leur demande en faisant valoir que la déclaration d’intérêt d’Alexis Kohler relève de sa vie privée. Les autres membres du conseil ne semblent pas avoir été au courant des liens familiaux entre le représentant de lEtat et MSC.

Pourtant, dautres acteurs s’étaient portés garants de lactuel secrétaire général de lElysée auprès de la commission déontologique lorsquil a fait sa demande pour rejoindre le groupe MSC. En 2014 cest Rémy Rioux, directeur de lAPE et supérieur d’Alexis Kohler, qui se porte garant. Ensuite, il renouvelle cette décision en 2016 se substituant alors à Pierre Moscovici, ministère des Finances et supérieur hiérarchique de Kohler.

Enfin, lors de sa deuxième demande pour rejoindre MSC en 2016, Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, atteste à la commission déontologique que son directeur de cabinet na commis aucune faute. Or, la réponse à la Cour des comptes, quil co-signe avec Michel Sapin, prouve quil a au moins connaissance des passe-droits concédés à MSC. Pour autant, rien ne prouve quil était au courant des liens familiaux entre Alexis Kohler et MSC. La décision de Rémy Rioux de se porter garant par deux fois soulève des questions, lui qui était plus apte à être au courant de ses liens familiaux avec MSC et surtout de son implication dans les dossiers concernant la société.

Un problème déontologique

Pour beaucoup, laffaire Kohler comporte plus denjeux et de problèmes que laffaire Benalla qui fait rage depuis début juillet. En effet, laffaire remet en question le système administratif et politique de la République et notamment celui établit par Emmanuel Macron qui a personnellement choisi Alexis Kohler comme secrétaire général de lElysée.

Son rôle est de mettre en œuvre les décisions prises par le cabinet présidentiel, son avis est très important et ses liens avec Emmanuel Macron constants. Il peut, officieusement, émettre son avis sur les directives qui lui sont données mais aussi insuffler des idées, des solutions au président. Ce nest pas pour rien que le secrétaire général de lElysée est considéré comme « le bras droit » du président au même titre, voire plus encore, que son directeur de cabinet. Cest un poste à responsabilité auquel le président nomme un homme en qui il a confiance et qui se doit d’être irréprochable.

Or, les va-et-vient dAlexis Kohler entre le domaine privé avec MSC, et politique en tant que directeur de cabinet du ministre de l’économie Macron et administratif par son poste actuel remet en question son objectivité au gouvernement. Il est difficile de croire que personne n’était au courant des liens familiaux entre Alexis Kohler et MSC aux vues des postes à responsabilité importants quil a occupés et occupe. Jusqu’à présent, lElysée s’est montrée très prudente vis-à-vis des chefs daccusation indiqués par Anticor. Edouard Philippe ne sest pas prononcé sur le sujet, alors quil était présent aux mêmes conseils de surveillance du GPMH en tant que maire du Havre. Il a été témoin de la participation d’Alexis Kohler aux affaires liées à MSC, pourtant la seule déclaration faite par lElysée à ce sujet affirme le contraire.

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