SOCIÉTÉ

« L’espoir kurde »

Originaire du Kurdistan turc, Suayip Adlig est reporter, réalisateur, écrivain et photographe. Opposant politique dans son pays, il écope d’une troisième condamnation de prison ferme qui le conduit à fuir et à se réfugier en France pour demander le droit d’asile. Il y parvient en 1984 et obtient la nationalité française en 2005. A travers ses créations telles que des reportages, des photos, il tente de sensibiliser la communauté internationale à la cause kurde et à diffuser une culture mal connue des Occidentaux. Les Kurdes sont environ 35 millions répartis dans quatre pays ; en Turquie, où ils sont 15 millions, en Syrie, en Irak mais aussi en Iran. Depuis la fin de la Première Guerre Mondiale, c’est une communauté qui ne dispose pas d’un pays et qui doit faire face à de nombreuses répressions. Vivant désormais en France, Suayip Adlig est conscient du danger potentiel que représente son travail et le fait de le médiatiser. Le délai de prescription étant de vingt-cinq ans en Turquie, il peut maintenant retourner dans son pays natal et poursuivre son travail malgré les risques qu’il encourt. Mais comme il l’affirme « vivre sans risque ce n’est pas la vie. Il faut s’indigner ».

Comment se traduisent les conflits entre les Kurdes et les autres communautés en Syrie, Turquie, Iran et Irak ?

Suayip Adlig : Au sortir de la Première Guerre Mondiale, l’Empire Ottoman se trouve divisé et des frontières sont tracées par les Européens. Le problème se pose lorsque les frontières rejettent l’existence des Kurdes et divisent le territoire où ils se trouvaient en quatre pays que sont la Syrie, la Turquie, l’Iran et l’Irak. On pourrait se demander pourquoi ignorer le droit de nation de ce peuple ? Très certainement afin de diviser, fragiliser la population et bénéficier des richesses du sol.

En Turquie, les répressions des Kurdes sont vives et débutent dès 1920 : le gouvernement interdit la langue kurde. On assiste à des disparitions en très grand nombre, des emprisonnements, des exécutions. Depuis 1991 on chiffre à environ 17.000 le nombre d’exécutions de kurdes. Cela est revendiqué par l’État turc et à ce jour, aucun des assassins n’a été condamné pour ces crimes. Il est très difficile de parler librement en tant que Kurde. Mon documentaire «  Syrie : un conflit dans l’impasse  » en montre un bon exemple : arrivé pour recueillir des témoignages de syriens, un prêtre accepte de répondre à mes questions mais uniquement le soir. Je l’ai donc rencontré à minuit, en toute discrétion. [NDLR : extraits du documentaire à visionner sur https://www.touscoprod.com/fr/project/produce?id=834]

En quoi consistent vos actions lors de vos différents voyages à l’étranger ?

S.A : Lors de mon dernier voyage en Syrie j’ai rapporté des photos, des interviews. J’étais accompagné de Kurdes que je rencontrais sur place. J’ai la volonté de rapporter le témoignage des autochtones, de connaître leurs points de vue en politique et de rendre compte de leur situation sanitaire.

Mon dernier reportage montre que durant ces trois années de guerre en Syrie, dans une ville comprenant en moyenne 400.000 habitants, il n’y a plus d’électricité, ni établissements de soins du fait de l’embargo.

Femme kurde en Syrie | © Suayip Adlig.

Comment êtes-vous perçu au Kurdistan ?

S.A : Les politiciens, les intellectuels, sont reconnaissants du travail fait, ils sont impressionnés. Mais la population en général n’est pas informée de ce que je produis. Les difficultés économiques, sociales, et surtout le manque, parfois l’absence de médiatisation font qu’ils ignorent le travail accompli hors de leurs frontières. Cela ne m’empêche pas de continuer à travailler, à médiatiser ce que je fais, et au fur et à mesure cela portera ses fruits. Récemment j’ai d’ailleurs accordé une brève interview en direct pour une chaîne de télévision kurde. Le fait d’utiliser spontanément ma langue natale a agréablement surpris l’équipe. C’est important de ne pas oublier ses racines, surtout pour moi qui suis maintenant en France, loin de ma famille.

Comment expliquer que seul l’Irak accorde un territoire autonome aux Kurdes ?

S.A : Suite aux événements liés à la chute de Saddam Hussein, les Kurdes ont exigé d’obtenir une certaine indépendance vis-à-vis de l’Irak. Des élections se mirent en place et débouchèrent sur un accord : la création d’un état fédéral irakien dans lequel les Kurdes obtinrent une certaine liberté notamment politique. En effet, la fondation d’un parlement démocratique kurde leur attribue une autonomie législative.

C’est dans ce contexte d’après guerre, de reconstruction qu’a pu se mettre en place un tel dispositif. Ce n’est qu’à ce moment là que les Kurdes ont pu exiger et obtenir gain de cause en plaidant l’obtention d’institutions démocratiques. Ils n’ont en quelque sorte pas laissé le choix au gouvernement de Bagdad de mener les choses autrement. L’Irak était affaibli, désorienté politiquement, on imagine qu’un conflit s’en serait suivi.

Le résultat est qu’aujourd’hui, la région autonome kurde en Irak est relativement stable. Elle est d’ailleurs terre d’asile pour de nombreux irakiens fuyant la violence de Bagdad et alliée des Kurdes en Syrie.

En Turquie, l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à 52 % des suffrages représente-t-elle un danger pour les Kurdes en Turquie ?

S.A : Oui, dans la mesure où il va très certainement mener une politique radicale, avec quasiment aucun changement significatif pour les Kurdes et les Turcs en général. Je pense qu’il mettra en pratique un régime politique identique à ceux précédemment conduits. En apparence, on pourrait penser que le régime deviendra plus souple, plus moderne mais il suivra la même ligne de conduite que ses prédécesseurs. Les vingt-cinq millions de Kurdes en Turquie ne connaîtront pas de meilleures conditions de vie sous Erdoğan. Au fur et à mesure, on assiste à une mosaïque kurde, exclue du système. Malgré leur volonté d’implication dans la vie politique, et particulièrement durant la dernière élection présidentielle, celle-ci demeure relative. Le candidat pro-kurde Selahattin Demirtas n’a pu que partiellement convaincre la population. Jugé pas assez radical et influencé par l’hégémonie turque, le candidat n’a pas obtenu en sa faveur toutes les voix de ses possibles alliés. Toutefois, il ne faut pas ignorer le soutien de certains sympathisants ayant voté pour le candidat par principe.

Aujourd’hui le peuple Kurde exige un État fédéral ou bien une entière autonomie regroupant sa population divisée entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. Mais surtout, il demande des frontières précises et tracées.
Depuis le 7 août, les États-Unis interviennent au Kurdistan irakien humanitairement et militairement afin de stopper l’avancée de l’État Islamique. Washington reste réticent quant à une probable indépendance kurde. En effet, le 3 juillet dernier, le président de la région autonome du Kurdistan irakien Massoud Barzani a officiellement demandé au Parlement de trouver une date pour un référendum sur l’indépendance afin de se détacher du gouvernement de Bagdad.
Selon un journaliste du Kurdish Globe, cela signifierait de la part des Américains un désir de garder un contrôle sur l’Irak divisé, affaibli par divers conflits, notamment kurdes, depuis des années. Partagez-vous cet avis ?

S.A : Cela est certainement vrai. Les États-Unis ne sont pas en adéquation avec les idéaux qu’ils essaient de véhiculer : la notion de démocratie. Chaque peuple a le droit de disposer de lui-même, et légitimement, le peuple kurde est en droit de réclamer son indépendance. C’est la définition même d’un référendum : seule la population peut décider de son avenir.

Qu’attendez vous de la communauté internationale ? Avez-vous des soutiens particuliers ?

S.A : Selon moi, il est permis d’exiger de la communauté internationale de l’aide par le biais du commerce par exemple afin de relancer l’économie et être en adéquation avec des projets occidentaux. Mais aussi demander une protection des Kurdes partout au Moyen Orient. Le but n’est pas de mener une guerre contre la Turquie pour se venger, mais plutôt de se détacher de ce pays en l’excluant de projets économiques ou culturels.

Mais ce soutien est difficile à obtenir, surtout lorsque l’on sait que la genèse de certains conflits au Moyen Orient réside dans les accords de Sykes-Picot imaginés dès 1916 à l’initiative de la Grande-Bretagne et de la France et appliqués à la fin de la guerre afin de revoir le découpage de l’Empire Ottoman.

Même si le soutien collectif escompté n’est pas concret, j’obtiens de mon côté des soutiens particuliers et spécifiquement d’hommes politiques normands : l’ancien maire de Cherbourg et désormais ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, l’actuel maire de Cherbourg Jean-Michel Houllegatte, le sénateur Jean-Pierre Godefroy. J’ai également été soutenu par Danielle Mitterrand qui attachait une importance à de nombreuses causes humanitaires et fut l’une des personnes à l’initiative de l’Institut kurde à Paris. Sa fondation France-Libertés, dont je fais partie, vient en aide aux populations opprimées et soutient le peuple kurde.

Plus largement, le Sénat, le ministère de la Culture mais également le Parlement Européen suivent mes projets.

Quels sont vos futurs projets artistiques et militants ?

S.A : Auront lieu à Périers, dans la Manche, du 12 septembre au 3 octobre 2014 l’exposition « L’Espoir Kurde », concurremment à la MJC de Cherbourg l’exposition « Le peuple kurde veut vivre libre indépendant » du 8 septembre au 3 octobre.

La projection du documentaire « Meurtres d’état impunis » aura lieu à Périers le 12 septembre, à Cherbourg le 2 octobre, à Saint-Lô le 10 octobre et pour terminer à l’Institut Kurde de Paris le 11 octobre.

A consulter :

http://auboutdelabas.fr/blog-adlig/

http://auboutdelabas.fr/aubout/docusyrie

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