SOCIÉTÉ

De Lafarge en Syrie : où va la diplomatie ?

L’affaire Lafarge, ouverte en 2016, a récemment vu un nouveau rebondissement. Il a été prouvé devant la justice que le choix du maintien de l’activité industrielle de l’usine de cimenterie Lafarge sur son site en Syrie a forcé l’entreprise multinationale française du CAC 40 à verser de l’argent à de nombreux groupes armés dont des islamistes radicaux, qui s’étaient emparés de la région en 2013. Il est maintenant question de savoir si l’Etat français a cautionné les agissements illégaux des plus hauts dirigeants français du fleuron de l’industrie, qui encourent 10 ans de prison.

L’étrange innocence des cadres de Lafarge en plein conflit syrien

Au premier abord, le résumé de l’affaire Lafarge est simple : l’entreprise Lafarge aurait accepté des arrangements avec des terroristes, passant outre la loi, dans le but de continuer de faire des profits au lieu de fermer son usine en Syrie au moment opportun. Pourtant, il est étonnamment aussi simple que des cadres français parmi les mieux formés soient poursuivis en justice quelques temps après.

En 2010, Lafarge, géante multinationale installée dans une soixantaine de pays, fonde pour 700 millions de dollars une cimenterie à Jalabiya dans le Nord-Est de la Syrie alors que la zone méditerranéenne du Moyen-Orient est de plus en plus attractive et rentable aux investissements. Malheureusement pour les actionnaires, un an plus tard le printemps arabe embrase la zone jusqu’à la Syrie où se soulève la population contre le régime de Bachar Al-Assad. Au même moment, en mars 2011, tous les grands groupes internationaux quittent le pays, mais Lafarge se dit à l’abri des tourments qui prenaient de l’ampleur dans la région, du fait que le site était éloigné des grandes villes.

  • Comprendre l’enquête

Tout consistait jusqu’à présent à savoir si la multinationale avait manqué de vision dans le futur en restant en Syrie, ou si elle a fait le choix de prendre un très grand risque en connaissance de cause. Dans les faits, Lafarge a réussi à maintenir son activité jusqu’en septembre 2014 en négociant le passage des ouvriers sur les grands axes routiers afin de continuer l’acheminement d’ouvriers, de matières et d’équipements jusqu’à l’usine. En 2012, un ancien actionnaire syrien Firas Tlaas a été chargé par la filiale en Syrie (Lafarge Cement Syria) de négocier le passage des salariés et des marchandises d’abord avec le Parti de l’union démocratique kurde (PYD) et avec différentes factions rebelles à l’aide du versement de dotations. Mais l’avancée des terroristes s’est finalement refermée sur le site de Lafarge. En juin 2013, la ville voisine de Raqqa devient la capitale syrienne de l’Etat islamique, mais Lafarge continue de s’obstiner et ne stoppe pas la production. Il est contraint de passer des arrangements de multiples formes avec l’Al-Nosra, groupe terroriste affilié à Al-Qaïda, puis l’Etat islamique, avant que Daesh ne prenne possession de l’usine au mois de septembre 2014.

Six des hauts dirigeants de Lafarge ont finalement été mis en examen en décembre 2017 pour « financement d’une entreprise terroriste » et pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Ils sont soupçonnés d’avoir scellé des accords avec des groupes djihadistes afin d’obtenir des laissez-passer jusqu’à l’usine, et d’avoir versé des millions de dollars de bakchich à des groupes djihadistes. Ils sont accusés d’avoir aussi financé indirectement l’Etat islamique en vendant du ciment à des distributeurs qui fournissaient les terroristes installés dans l’Est du pays, donc à Raqqa, alors la « capitale » de l’organisation Etat islamique, située à côté de l’usine Lafarge. En effet, à ce moment-là les terroristes avaient besoin de ciment afin de construire des tunnels pour se protéger des attaques aériennes kurdes. Enfin, la justice cherche à savoir si Lafarge a acheté du pétrole et d’autres matières premières à Daesh et à d’autres groupes terroristes pour continuer à faire fonctionner l’usine, en passant des contrats de millions de dollars avec des fournisseurs que l’on savait en lien avec l’EI et qui étaient domiciliés à Raqqa, bien que cela ne prouve pas forcément qu’ils avaient leur activité professionnelle au même endroit.

Pourquoi des haut cadres auraient-ils pris autant de risques ? S’agit-il d’un jeu psychologique qui s’est refermé sur eux, en même temps que l’Etat islamique sur la cimenterie de Jalabiya ? Les hauts cadres ne croyaient-ils pas en la pérennité du mouvement terroriste, ni en la gravité de l’infraction qui leur est aujourd’hui imputée devant la justice deux ans seulement après les faits ?

© Campdesrecrues.com

  • Les pièces aux mains de la justice

Les échanges par mail entre les différents directeurs de Lafarge mis en cause, de Paris ou de la filiale en Syrie Lafarge Cement Siria, ou encore des échanges avec le Syrien Firas Tlaas chargé de négocier les bakchich avec les groupes armés de la région, montrent qu’ils disaient d’abord vouloir se montrer prudents, tout en étant conscients qu’ils laissaient la machine se mettre en œuvre. Par exemple, il semble, dans un mail de 2013, que le directeur de la filiale ne comprenait pas à qui Firas Tlaas versait les paiements, alors que Raqqa venait d’être prise par les islamistes d’Ahrar Al-Cham et les djihadistes du Front Al-Nosra. A l’époque, l’Etat français était aussi en quête d’informations sur les évolutions dans la région. Mais en novembre 2013, Daesh fait officiellement partie des bénéficiaires de Firas Tlaas, alors que Bruno Prescheux est encore directeur de la filiale. Cependant, dernièrement il a été révélé que Jean-Claude Veillard, directeur de la sûreté à l’époque, affirme avoir été en lien avec le renseignement français et le cabinet de François Hollande (Le Figaro.fr) et qu’il souhaitait à l’époque convaincre le gouvernement qu’il avait intérêt de conserver l’usine afin de l’utiliser comme « base de déploiement des forces militaires françaises ». Ce conseil n’était pas prétentieux puisque Monsieur Veillard avait auparavant effectué une longue carrière de 40 ans au ministère de la Défense.

Conclure en la folie de riches dirigeants véreux est presque trop facile au vue des accusations, mais France TV n’a pas oublié que l’ancienne PME familiale Lafarge avait dans le temps collaboré avec les nazis, sous le régime de Vichy. Il fallait en plus de cela une triste coïncidence, que Monsieur Veillard eût été candidat du FN aux municipales à Paris, ce que ne manquent pas de rappeler les médias. Mais les éléments de sa défense qui ont été dévoilés démontrent qu’il a rencontré à 33 reprises entre 2012 et 2014 les services secrets de renseignement français et que ceux-ci étaient au courant de ce qu’il se tramait en Syrie.

Une prise de risque, à l’encontre des recommandations internationales

L’entreprise Lafarge de matériaux de construction est le leader mondial du ciment avec un chiffre d’affaire d’environ 12 milliards d’euros.

  • Produire, toujours produire

Pour la défense de Lafarge, il est fréquent pour les entreprises de sa taille de donner des bakchich lorsque la situation géopolitique dans la région où ils se trouvent est tendue. Cependant, une source diplomatique mentionne des contacts avec l’entreprise à qui elle aurait rappelé leurs obligations au titre du droit international et la situation en Syrie. A l’époque, l’armée syrienne libre que soutient l’Occident prenait des ouvriers en otage et demandait des rançons. Les directeurs de l’entreprise ne pouvaient pas non plus ignorer que l’usine se trouvait en zone de conflit, mais ont fait fi du contexte, comme pourrait le faire une multinationale. A ce moment-là, malgré cela, les cadres n’ont pas eu peur de la justice, qui leur tombe aujourd’hui dessus. Pourtant en mars 2014, alors que la ville de Manbij tombe sous la domination de l’Etat islamique et qu’y vivent la majorité des employés de Lafarge, la direction ne recule pas. Pas même lorsque le Califat est proclamé en juin 2014. L’usine a continué de produire et de faire du chiffre d’affaires.

  • Terroristes, partenaires particuliers

Cependant, des échanges par courriel mettent en lumière que les directeurs, que ce soit Frédéric Jolibois en août 2014, ou Christian Herrault, directeur adjoint opérationnel à l’époque, n’ont pas conscience de la gravité de leur acte. Dans un échange, Christian Herrault demande presque machinalement «  Peux-tu me redire l’accord avec le PYD et celui avec l’ISIS et combien cela fait de notre marge opérationnelle ? PS : Ne pas oublier tout de même que l’ISIS est un mouvement terroriste et je reste prudent. » (Le Monde.fr). Dans une conversation téléphonique de novembre 2017, Christian Herrault dit que 5 millions de dollars auraient été versé à des groupes armés mais à peine 500 000 à Daesh parmi cela, ce qui en fait une faible part du total versé. Le recours au bakchich aurait-il été banalisé ? Pensaient-ils être dans leur droit ou être protégés par l’Etat ? Monsieur Herrault affirme qu’il « était au courant du racket » et lui avait même conseillé de rester sur place car les « troubles » n’allaient pas durer (Europe 1). Bien que sachant que l’Etat français est régulièrement mis en cause pour vendre des armes à l’étranger, il est difficile d’imaginer qu’une multinationale se soit accordé le droit de mettre en péril la sécurité internationale en finançant indirectement des terroristes classés par l’ONU, bien qu’ici le montant octroyé aux islamistes radicaux était plus faible que ceux octroyés aux kurdes par exemple. Dans le même temps, en 2013, un État, la Syrie, utilisait des armes chimiques contre la population civile à Damas. Depuis 2011, l’Union Européenne et les Etats-Unis avaient aussi imposé un embargo sur le secteur pétrolier syrien. La situation géopolitique aux alentours était extrêmement tendue, même sans la présence de terroristes radicaux.

© BFMTV

Les services de renseignement et le Quai d’Orsay à présent interrogés

Dans un article de début mars du journal Libération l’ex-ambassadeur de France en Syrie, Monsieur Eric Chevalier, change de version et reconnaît avoir eu un entretien durant l’été 2012 avec les dirigeants de Lafarge alors que le Quai d’Orsay niait jusqu’alors une quelconque rencontre entre 2011 et 2014. En janvier Eric Chevalier, lors d’une confrontation avec Christian Herrault, affirmait ne pas avoir eu de contact avec un cadre de Lafarge, démontrant que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas trouvé de « traces de ces rencontres » dans les archives (Europe 1). Puis le lien avec le cabinet militaire du Président Hollande a aussi été révélé par Libération fin avril. La question se pose de savoir si la diplomatie française avait conseillé à l’entreprise de rester sur place, voire fait pression sur elle. Pour sa part, Monsieur Chevalier dément. Mais des auditions et des pièces versées au dossier prouvent que l’Etat français était informé de la situation de l’usine et de la zone militaire qui l’entourait.

  • Scénario d’une stratégie d’Etat

Selon Bassam Tahhan, géopolitologue, les responsables de Lafarge étaient « des marionnettes aux mains de Fabius, Valls, Hollande ». L’objectif était selon lui était de soutenir les djihadistes pour finalement renverser Assad.

Alors que selon Jean-Claude Veillard, le but de ces contacts étaient de donner à la France des informations sur l’évolution du conflit sur le terrain (Europe 1). En septembre 2014, il informe la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure) que l’Etat Islamique s’est emparé du site et qu’il cherche à libérer les employés chrétiens. Pire encore, les courriels de Monsieur Veillard révèle « des représentants de Daech, par le biais de distributeurs locaux, ont commencé à établir des contacts avec certains de(s) employés », car les terroristes cherchaient à accéder au savoir-faire des salariés pour faire tourner l’usine. Monsieur Veillard affirme néanmoins que les renseignements français avec qui ils étaient proches cherchaient à obtenir plus d’informations sur la situation dans la région car l’usine était la seule source potentielle située à cet endroit. Le ministère de la Défense a demandé qu’on lui envoie des plans de l’usine et des éléments de localisation GPS. L’ancien directeur adjoint opérationnel de Lafarge Christian Herrault déclare aux enquêteurs que le ministère des Affaires étrangères avait même encouragé l’entreprise à rester en Syrie. (Le Point.fr)

D’après l’avis du journaliste Matthieu Farroux, il n’y a rien de choquant à ce que la DGSE accompagne une entreprise du CAC 40 afin de s’assurer de la sécurité du personnel et de leur installation, mais les arrangements passés avec des djihadistes sont la preuve pour lui que l’Etat français y avait des intérêts. (Le Point.fr)

© Marianne

  • L’usine utile aux Occidentaux

Ainsi, lorsque le Norvégien Jacob Waerness, responsable de la sécurité de l’usine, finit son mandat en 2013 non sans prévenir Paris de l’inquiétante progression des groupes islamistes radicaux, un nouvel homme jordanien est chargé d’obtenir des laissez-passer auprès de Daesh, qui tient les axes routiers. Il rencontrera à des nombreuses reprises des responsables de l’Etat islamique afin d’être informé sur la situation autour de l’usine. Jean-Claude Veillard affirme que « les renseignements français recevaient des informations sur la localisation des troupes djihadistes et étaient également au courant des transactions financières entre Lafarge et l’État islamique » (Le Figaro). Deux salariés sur place de Lafarge auraient construit des cartes à partir de ces informations et les transmettaient à Veillard qui lui-même les faisaient parvenir aux services français.

En fin d’année 2014, alors que les troupes de l’Etat islamique s’étaient emparées de l’usine, le ministère des Affaires étrangères aurait demandé aux Américains de ne pas bombarder l’usine Lafarge, dans la perspective d’y installer les forces spéciales occidentales, et de relancer l’usine après le conflit. Début 2015, alors que l’Etat islamique recule fasse aux combattants kurdes syriens soutenus par des frappes américaines, l’usine est investie par les militaires occidentaux qui continuent d’appuyer l’offensive des forces kurdes. Il était bon pour les Américains de trouver l’usine Lafarge sur leur chemin. Ils en ont fait une base.

 

Finalement, les directeurs de la filiale de Lafarge et la direction à Paris n’a de cesse de répéter qu’elle a protégé la sécurité des ouvriers. Néanmoins ceux-ci ont été forcés de vivre sur un territoire spolié par Daesh. L’Etat français réfute avoir faussement indiqué à l’entreprise que le climat se détendrait dans la région. Pour l’avocate, Marie Dosé, le financement du terrorisme est une « complicité de crime de guerre ». L’affaire ne s’arrête pas là et il faudrait savoir qui dit la vérité et qui dit faux, dans un contexte où les hauts diplomates n’ont apparemment pas à s’inquiéter de la justice.

 

 

 

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