SOCIÉTÉ

Il y a cinquante ans, la Révolution culturelle

Le 16 mai dernier, beaucoup d’entre nous étions affairés à profiter oisivement du lundi de Pentecôte malgré une météo peu clémente. Ce même jour étaient également célébrés deux anniversaires assez particuliers. Ce premier éphéméride est consacré aux cinquante ans de la Révolution culturelle, amorcée en Chine par Mao le 16 mai 1966.

Après l’échec du « Grand Bond en avant », politique économique désastreuse mise en place de 1958 à 1961 qui provoqua la famine la plus meurtrière de l’Histoire, au cours de laquelle plus de 30 millions de personnes périrent, c’est un Mao vieillissant qui décida d’initier une nouvelle réforme afin de sauver son pouvoir. Pour l’historien, sinologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) Lucien Bianco, la Révolution culturelle n’est autre qu’une « tentative désespérée pour sauver l’utopie » qui conduira à la mort de plusieurs centaines de milliers de Chinois.

Le 16 mai 1966 marqua ainsi le début de ce que Simon Leys, sinologue de renom et auteur de l’ouvrage Les Habits neufs du Président Mao, considère comme la « plus gigantesque flambée de frénésie collective que la Chine ait connue depuis l’insurrection des Taiping au XIXe siècle ». Et c’est dans une circulaire appelant à lutter contre l’embourgeoisement des cadres du parti qu’est matérialisé le commencement de cette « Grande Révolution culturelle prolétarienne » qui durera dix ans, jusqu’à la mort de Mao en 1976.

L’expression paroxystique d’un maoïsme violent

La Révolution culturelle est l’expression-même de l’idéologie maoïste, qui se fonde sur les idées exprimées par le « Grand Timonier », dans Le petit livre rouge, qui vise à défaire sa pensée du marxisme soviétique et à l’inscrire dans un cadre unique. Cette révolution, aujourd’hui souvent  décrite comme une guerre civile visant à réaffirmer le pouvoir de Mao, avait pour objectif proclamé une lutte contre les « quatre vieilleries » que représentent les idées, les coutumes, les habitudes et la culture antérieures à la fondation de la République populaire de Chine en 1949. A l’instar du génocide des Khmers Rouges que le maoïsme a de ce point de vue idéologiquement inspiré, à la purge de la bourgeoisie réalisée lors des ces dix années s’est en effet ajoutée la volonté de faire table-rase de la culture en détruisant les musées, en brûlant les archives, etc…

L’endoctrinement de la jeunesse est de ce fait un autre élément majeur de cette révolution, avec l’embrigadement des collégiens dans les « Gardes Rouges », des milices d’adolescents adoubées par Mao en août 1966 qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la délation pour appliquer les idées de leur guide. Ainsi, dès mai 1966, la dénonciation de parents par leurs enfants comme l’imaginait Orwell dans 1984 ou l’humiliation des professeurs par leurs élèves deviennent des scènes de la vie courante. Ces Gardes rouges, craintes dans la rue à la simple vue de leurs brassards rouges, sont le reflet de la démocratisation de la violence et de la délation qui caractérisent ces années révolutionnaires.

Des gardes rouges en 1973 pendant la visite de Georges Pompidou. Crédit : Rue des Archives

Des gardes rouges en 1973 pendant la visite de Georges Pompidou. Crédit : Rue des Archives

Le retour à l’ordre bureaucratique de 1968 à 1971 conduit par l’armée du maréchal Lin Biao qui, à la demande de Mao, procéda au démantèlement des organisations de jeunesse fut d’une violence encore plus grande. Ce retour autoritaire fut accompagné par l’exil des « jeunes instruits » de la ville vers les campagnes. Le but était ainsi de les défaire de leurs moeurs bourgeoises et de leur inculquer les valeurs de la paysannerie et du prolétariat, démarche que l’on retrouve chez Pol Pot, avec la volonté de revenir au travail de la terre.

Les dernières années de la révolution furent surtout marquées par des affrontements idéologiques entre la « Bande des Quatre », soutenue par Mao et soutenant la pérennité de la Révolution culturelle et les « pragmatiques », pourfendeurs de de cette politique qui conduisit à la mort d’entre un et quatre millions de Chinois – le nombre d’estropiés, torturés, humiliés s’élève quant à lui à cent millions.

Débats autour de la Révolution culturelle 

A l’étranger, et en France notamment, de nombreux intellectuels marxistes-léninistes de l’époque voient en cette révolution une contestation majeure de la bourgeoisie rouge, et la plupart en font à ses débuts un éloge admiratif. Simon Leys fut l’un des rares analystes contemporains de la Chine maoïste à s’inquiéter de la dimension totalitaire de la Révolution culturelle et se retrouva par conséquent confronté aux critiques des intellectuels fascinés par la réalisation de cet idéal marxiste.

Si la Révolution culturelle fut donc l’objet de nombreux débats au moment de son émergence, elle est analysée aujourd’hui par les historiens comme un désastre social et économique. De plus, elle fut considérée après coup par le gouvernement chinois comme une « catastrophe nationale » dans la Résolution du Parti communiste de 1981 ; ce qui n’empêche pas pourtant pas cet événement de rester méconnu aujourd’hui parmi les jeunes générations.

1er octobre 1966, défilé à Pékin célébrant le dix-septième anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine. Crédit : Solange Brand.

1er octobre 1966, défilé à Pékin célébrant le dix-septième anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine. Crédit : Solange Brand.

L’oubli volontaire, condition sine qua non à la préservation du régime

Cinquante ans après, des survivants de cette « génération perdue » racontent cette révolution comme une expérience traumatisante. Pour autant, la Révolution culturelle est très peu voire pas connue par la jeunesse et ce en grande partie en raison de la volonté des autorités de garder sous silence cette période sombre de l’histoire récente chinoise. De façon similaire au génocide khmer, dans les écoles cambodgiennes, cet événement n’est que très peu mentionné dans les manuels scolaires chinois et peu de films ont abordé cette thématique. Et en Chine comme au Cambodge, la mise sous silence de cette tranche de l’histoire nationale se fait dans l’optique d’éviter toute déstabilisation du régime.

Milan Kundera écrivait dans Le Livre du rire et de l’oubli, citant son ami Milan Hübl, que « pour liquider les peuples, on commence par leur enlever la mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire. » C’est le propre du devoir de mémoire dans les nombreux pays touchés par des dictatures sanglantes, par des guerres civiles ou par des régimes ayant commis de nombreuses exactions à l’encontre des populations civiles, que de cicatriser les plaies afin de permettre une réconciliation nationale et une transition démocratique. Mais rien de tout ça n’est arrivé en Chine, où l’abcès refuse d’être percé afin de ne pas écorcher la légitimité du régime qui repose encore aujourd’hui sur la figure charismatique de Mao.

En effet, les gouvernements qui ont suivi ont tous remis en cause la Révolution culturelle, à commencer par celui de Deng Xiaoping qui succéda à Mao. Paradoxalement, le pouvoir a toujours tout fait pour préserver l’image de Mao qui porte en lui-même la légitimité du parti ; remettre en question la figure du Grand Timonier serait ainsi synonyme de déstabilisation profonde du régime fondé sur l’unipartisme. Le respect de la pensée de Mao est un principe fondamental au sein du parti aujourd’hui ; il a notamment été crédité de « 70 % de bon et 30 % de mauvais ». De même, si la Révolution culturelle a été discréditée et considérée comme une catastrophe, sa responsabilité est imputée à la « Bande des Quatre », composée de Jiang Qing, la femme de Mao Zedong, Zhang Chunqiao, Wang Hongwen et Yao Wenyuan, qui furent arrêtés en octobre 1976, un mois après la mort de Mao.

Restauration d'une statue de Mao à Chengdu, en 2013. Crédit : ChinaFotoPress/MAXPPP

Restauration d’une statue de Mao à Chengdu, en 2013. Crédit : ChinaFotoPress/MAXPPP

Aujourd’hui, il y a donc un discours de peur, les historiens se sentent menacés et c’est une raison pour laquelle il y a si peu de débats permis autour de cette période ; alors même que le père du Président actuel Xi Jinping a fait partie des hauts fonctionnaires purgés et qu’il fut lui-même un « jeune instruit » exilé à la campagne. Selon de nombreux sinologues et historiens, Xi Jinping cherche à tout prix à éviter de répéter les erreurs de Gorbatchev qui a ouvert la voie à une évolution, ce qui conduisit à la chute de l’URSS. Le but est de ne pas réformer le régime, et maintenir le silence sur la Révolution culturelle est une manière de le garder stable en évitant toute critique à l’égard du Grand Timonier. Il y a de ce fait un resserrement autour des campagnes mémorielles menées par les journalistes, avocats, ONG, etc… que le président n’hésite pas à faire emprisonner.

L’héritage de cette Révolution culturelle

In fine, il est impossible de comprendre l’avènement de la superpuissance capitaliste qu’est aujourd’hui la Chine sans revenir sur cette tranche de son histoire. Après son arrivée au pouvoir, Deng Xiapoing décida de rompre avec la politique de Mao afin de sauver le peuple chinois de la misère, ce qu’il fit en ouvrant le pays au capitalisme économique. Dès 1978 et l’annonce de réformes dans l’optique d’adopter une « économie sociale de marché », la Chine s’est lancée dans la voie de la libéralisation économique ; la démocratisation n’a cependant pas suivi, conséquence directe de la préservation d’un parti unique au pouvoir.

C’est en cela que l’occultation du passé voulue dès sa succession à Mao par le Président Xiaoping par le biais d’un travail de censure et de propagande a eu d’importantes répercussions sur le régime. D’une part, elle a permis de sauvegarder l’unipartisme fondé par Mao autour du Parti Communiste en rejetant la faute sur la Bande des Quatre afin de sauvegarder la figure de Mao.

D’un autre côté, elle a laissé ouvertes les cicatrices de la Révolution culturelle en raison d’une politique mémorielle inexistante, et ce malgré le travail d’historiens amateurs qui font des recherches de témoignages, etc… Cette période sanglante de l’Histoire semble ainsi toujours planer au-dessus de la société chinoise telle un spectre, et ce même si, malgré le renforcement de la politique de l’oubli par les autorités, la société civile commence peu à peu à connaître son propre passé.

Diplômé de Sciences Po Toulouse. Adepte des phrases sans fin, passionné par la géopolitique et la justice transitionnelle, avec un petit faible pour l'Amérique latine. J'aime autant le sport que la politique et le café que la bière. paul@maze.fr

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