SOCIÉTÉ

« Salle de shoot » : quel compromis entre diminution des risques et troubles à l’ordre public ?

Co-écrit avec Chloé Moukourika


Jeudi 4 mai, 10 heures – aux alentours de la Gare du Nord.  Aux abords des urgences de l’hôpital Lariboisière, une femme crie « Skenan ! Skenan* ! », un gros sac chargé d’affaires sur le dos et son chien en bout de laisse.

Des billets sont échangés, les négociations sont rudes. Un homme dort à même le sol sur le trottoir des urgences. A quelques mètres, logée au 14 rue Ambroise Paré, dans le 10ème arrondissement de Paris, la première salle de consommation à moindre risque (SCMR) nous ouvre ses portes. Loin de faire l’unanimité – en témoignent les banderoles accrochées aux balcons des riverains « Non à la salle de shoot dans mon quartier » – elle est l’objet de polémiques et de réticences depuis de nombreuses années, particulièrement depuis son ouverture le 16 octobre 2016. Enquête.

L’aboutissement de trente années de débats

Alors que la première « salle de shoot » au monde a ouvert en Suisse en 1986, il aura fallu attendre l’an dernier pour que la France ouvre ses deux premières salles de consommation à moindre risque, à Paris et à Strasbourg, devenant alors le dixième pays au monde. Le 11 octobre, l’inauguration de la salle de consommation à moindre risque, dispositif de santé publique qui permet l’accueil d’usagers de drogues en situation de précarité par une équipe médico-sociale, ponctue trois décennies d’actions et de réflexions autour de la question de réduction des risques et des dommages.

Grégoire Cleirec, interne en médecine générale et en addictologie, revient sur les spéculations autour de la salle de consommation à moindre risque. La réflexion autour de la réduction des risques et des dommages liés à la consommation de drogue a été propulsée sur le devant de la scène politique et médiatique durant les années 1990.

A cette époque, le SIDA se propage en France, faisant notamment des ravages parmi les usagers de drogue (une personne sur deux contaminée par le VIH était alors dépendante). La SCMR fait suite aux kits d’injection gratuits ou à moindre coût et aux produits de substitution (méthadone et subutex) déjà proposés. Cette nouvelle expérimentation répond à deux constats. Le premier, qui tend vers un humanisme, affirme que la lutte contre la drogue est un échec et que la répression ne semble pas être la solution. Cette réflexion vise à arrêter de considérer les consommateurs comme des criminels. Cette culpabilisation accentue leur marginalisation et les condamne à demeurer en marge d’une société dont ils sont exclus de fait par leurs pratiques jugées déviantes. A cela s’ajoute un second constat. Plus pragmatique, ce dernier révèle que les gens consomment, se transmettent des maladies et génèrent des troubles à l’ordre public. La SCMR de Paris se veut donc capable d’offrir un cadre plus sain aux usagers de drogues.

Crédit : Camille Aujames

Un espace sain pour répondre à un défi de santé publique

Le parti est pris de réserver le plus grand nombre de places aux usagers injecteurs, une petite salle avec quatre places, étant réservée aux consommateurs qui inhalent du crack.

A l’accueil, l’usager doit donner un nom et une date de naissance, puis montrer le produit qu’il compte consommer. L’alcool étant proscrit, des casiers sont mis à disposition pour les effets personnels et les éventuelles canettes de bière. Lors du tout premier passage à la SCMR, il faut passer un entretien avec un membre du personnel médical de l’association Gaïa ainsi que signer le règlement intérieur. L’espace de consommation, aux murs blancs aseptisés, peut accueillir jusqu’à douze consommateurs injecteurs à des postes cloisonnés. Cette séparation a pour but de respecter l’intimité des usagers qui peuvent souvent être réticents à une exposition. « Les consommateurs se méfient souvent les uns des autres, ils le reconnaissent eux-mêmes, la rue les rend aussi nerveux », confie l’organisatrice des Portes Ouvertes. Après avoir consommé, par injection ou par inhalation, grâce à du matériel propre, fourni par l’association et à usage unique, les usagers peuvent se rendre en salle de repos, où des sièges, des livres et autres activités sont disposés. Il leur est également possible de discuter avec des éducateurs et autres personnels de l’association qui refusent d’avoir une posture moralisatrice ou paternaliste.

Toutefois, derrière cette façade protectrice et ce système désormais présent dans dix pays du globe, la question se pose de savoir si les conditions de vie des riverains du quartier de la Gare du Nord se sont améliorées. 

Déjection canines, seringues, pipes à crack et bagarres

L’ouverture de la SCMR a suscité bien des inquiétudes, surtout de la part des riverains de la rue Ambroise Paré. Tous les deux mois environ, la Mairie de Paris organise un comité de voisinage en présence de l’association Gaïa, composé de riverains, d’élus et de différentes entreprises et institutions locales (SNCF, RATP etc.). L’association « Non à la salle de shoot » évoque point par point les différents troubles au voisinage quotidiens dont ils font l’objet : forte présence de déjections canines, des seringues et des pipes à crack retrouvés dans les hall d’immeubles quand ce ne sont pas les consommateurs eux-mêmes qui y consomment, une stagnation aux abords de la salle avant et après l’ouverture (13h30-20h30) et l’occupation pour la consommation du parking ou bien de la station Autolib de la rue Saint Vincent de Paul par les usagers.

Le compte-rendu du dernier comité datant de mars, il faut rester prudents sur les différentes plaintes qui ont peut-être évolué. Lors de ce comité, la mairie a rappelé qu’au mois de février, alors période de grand froid, le nettoyage à l’eau des rues, et donc des déjections canines, n’a pas pu être fait correctement. Sur place, les différents commerçants proches de la salle ne souhaitent pas évoquer leur sentiment vis-à-vis de ces questions, certainement à cause de la forte sollicitation dont ils font l’objet. Mais les panneaux « Non à la salle de shoot » sont eux, bien visibles. Un agent d’entretien de la mairie confie pourtant : « ça n’a rien changé, c’est peut-être pire depuis l’ouverture, les bouches d’égout sont littéralement remplies de seringues » décrit-il en montrant une photo, preuve à l’appui. Pourtant, une association, SAFE, ramasse depuis plusieurs années les seringues dans le quartier, et elle a constaté une nette diminution de celles-ci. Les consommateurs ont également à leur disposition des « poubelles » dédiées à ces déchets et des distributeurs d’ustensiles propres.

Crédit : Camille Aujames

Il y a bien des usagers qui stagnent aux abords de la salle, de l’hôpital ainsi que dans les rues avoisinantes, mais leurs présence n’est pas nouvelle, puisque le quartier de la Gare du Nord est depuis longtemps investi par ces questions d’usages et de ventes de drogues. L’association Gaïa reconnait que, depuis quelques semaines, les consommateurs sont plus présents : « il y a des plaintes à cause des cris et des chiens tenus sans laisse, quant aux personnes qui consomment dans les cages d’escalier des immeubles, on a donné un numéro de téléphone de l’association à tous les riverains pour qu’on puisse intervenir ». Un éducateur de Gaïa ajoute : « il faut savoir que la consommation la plus à risque est celle du matin, au réveil, c’est à ce moment là que les usagers, alors en manque après une nuit de sommeil, ont un besoin assez urgent de se piquer, et malheureusement, les horaires d’ouverture de la salle sont strictes, on ne peut pas ouvrir le matin. Alors, les usagers cherchent un moyen de se piquer quand même, dans un lieu un peu à l’abri ». A quand une ouverture plus prolongée ?

À moindre risque

Le problème pris dans l’autre sens, du côté des consommateurs, le bilan semble bien plus positif. D’abord réticent, « un usager nous disait qu’il ne viendrait jamais, et il a été le premier consommateur de la salle ! » témoigne l’association, et aujourd’hui elle décompte plus de 120 personnes par jour. Salle de shoot, mais surtout salle pour une consommation à moindre risque. Grégoire Cleirec précise : « la salle accueille des poly-consommateurs souvent très précaires et donc sujets à contaminations puisqu’ils échangent les seringues entre eux, la SCMR permet de réduire considérablement ces risques ». Les bilans des autres salles à l’international sont tous positifs dans ce sens. La précarité des consommateurs est plus que réelle puisque 30 % des usagers de la salle sont Sans Domicile Fixe et 30 % sont dans des hébergements d’urgence. Ce sont des populations à risques qui sont encadrées dans leur consommation mais également aidées dans leurs démarches sociales.

Ouverte depuis seulement huit mois, « on ne peut pas faire de bilan à ce stade, la salle a une période d’essai de 6 ans, ce qui est un nombre d’années nécessaires pour conclure de son efficacité ou non » rappelle Grégoire Cleirec. Réouverture des portes à 13h30, le bal reprend, rendez-vous dans 6 ans.

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