SOCIÉTÉ

Qui occupe la fac de la Victoire ? #1 : “Prozac”, 25 ans, intérimaire

L’entrée de l’Université de Bordeaux (source : site officiel de l’Université)

Depuis le 6 mars dernier, le campus de l’Université de Bordeaux situé Place de la Victoire est bloqué pour une durée illimitée, suite à l’intervention des CRS. Les revendications des militants rapportées par les médias peuvent paraître confuses, et il est difficile d’en saisir les différentes nuances. En trois épisodes, des occupants de la fac de la Victoire nous expliquent d’où ils viennent, quelles sont leurs revendications, la vie quotidienne sur un campus bloqué, et répondent à certaines critiques.

Aujourd’hui, nous rencontrons Prozac*, qui est présent tous les jours sur le campus de l’Université Bordeaux II. Afin d’éclaircir quelques zones d’ombre d’un mouvement souvent perçu à tort comme homogène, et par souci de neutralité, seule la parole des interviewés est retranscrite, laissant au lecteur le choix d’une opinion à travers ces informations.

Un ancien travailleur du prolétariat

« Je ne suis pas étudiant, je suis un ancien travailleur du prolétariat. J’ai quitté mon travail au début de l’occupation pour pouvoir être ici à temps plein et éviter d’être sur deux fronts : lutter, tout en travaillant contre la lutte en tant qu’intérimaire appelé durant les grèves pour faire fonctionner les boîtes capitalistes. Ça m’embêtait de casser la grève de ces personnes qui souhaitent discuter.

Je suis de la région bordelaise. Je suis venu tout seul à une Assemblée Générale, un jour où j’ai vu les gens s’activer devant la fac, et aussi car j’avais remarqué qu’ils avaient remplacé le drapeau français par un drapeau noir. C’est quelque chose que je conçois car je ne suis pas très identitaire. Ensuite, pendant quatre ou cinq jours, je suis venu sur mon temps libre pour parler en tant que travailleur au sein de cette convergence des luttes. C’est un mouvement qui a beaucoup rassemblé, et je pense en être la preuve.

Ces occupants de la Victoire, c’est comme une grande bande de copains, avec des envies de changer le système dans lequel on vit, même si on n’est pas tous d’accord sur tout. Et c’est ça qui fait la beauté de la chose. Il y a des gens affiliés à des partis politiques de tous bords, c’est ça qui fait vivre le débat d’idées. On est soudé, on s’écoute parler, on fait attention à tout le monde. J’utilise le mot ‘copain’, pour moi c’est un mot fort, car le copain c’est une personne avec qui on partage le pain. On mange, on vit ensemble. J’aime beaucoup ce mot-là.

Personnellement, je m’oppose à la Loi Vidal même si je ne suis pas étudiant. J’ai eu mon baccalauréat, et je n’ai pas eu forcément le temps ni la chance d’étudier en faculté, car j’ai étudié dans le domaine musical. Je trouve ça inadmissible qu’on dise non à une personne souhaitant apprendre. Parce que à ce moment-là t’as peut-être pas eu la chance d’avoir une chambre à toi pour étudier, t’as peut-être pas eu le baccalauréat ou un t’as un baccalauréat professionnel, et à cause de ça on a pas envie que t’apprennes. Je vais peut-être loin en disant ça, mais selon moi c’est abrutir le peuple, pour mieux l’asservir. »

Le futur c’est pas Macron, c’est nous

« C’est mon avis personnel, mais je ne suis pas pour un mode d’action passif. Distribuer des tracts pour informer c’est bien, mais embêter les gens c’est mieux. Ça les pousse à aller vers nous pour discuter. Ces personnes viennent, qu’elles soient énervées ou juste intriguées, ça nous permet de faire porter notre voix. Et même si tous n’en ressortent pas convaincus au moins on nous aura écoutés, et ils auront compris qu’on n’est pas que des jeunes bloquant une faculté pour dormir dedans et faire des soirées.

La finalité de ce blocage-là, c’est de montrer [à Macron et au gouvernement] qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent quand ça nous concerne. C’est leur dire « prenez compte que certaines lois nous dérangent et qu’on ne se laissera pas faire ». On sait très bien qu’on va pas débarquer à l’Elysée et demander à Macron de rendre l’argent, mais ça nous permet d’avoir un lieu où s’exprimer.

Le hall occupé de la fac de la Victoire (source : Sud Ouest)

Les conséquences de cette lutte seraient sur une échelle nationale, afin de faire abroger cette loi. Il y a une convergence des luttes, on ne se bat pas que pour les étudiants, mais aussi pour les employés de Ford à Blanquefort ou les postiers. On voit bien dans les blocages de toutes les facs qu’il y a une volonté commune de se faire entendre, et on va contribuer à cette société, on n’a pas envie de s’écraser, car le futur c’est nous. Le futur c’est pas Macron, il va faire deux mandats puis partir à la retraite, le futur c’est nous.

À l’échelle locale, on souhaiterait la démission du Président de l’Université, mais aussi montrer que même si la ville n’est pas révolutionnaire, on sait protester. Puis, c’est un endroit de débats, on ne débat pas qu’entre nous on fait venir des gens, par exemple pour des conférences. On n’a pas que des AG décisionnaires de la lutte.

Pour moi, on va peut-être gagner cette bataille mais on va peut-être pas gagner la guerre. Si la fac est récupérée après la démission de Monsieur Tunon, on aura d’autres messages à porter, d’autres messages à faire valoir, et on s’arrêtera pas là. Le futur est un futur de lutte active. »

« Je ne me sens pas hors-la-loi »

« Au quotidien, c’est vraiment comme une grande colocation, on rigole ensemble, on voit que c’est sale, on prend un balai on fait le ménage. En fait, il y a une autonomie totale, on a pas besoin d’un tableau pour savoir qui va faire la vaisselle. Il n’y a pas de rôle précis, on est un tout. Par semaine, je dois rentrer chez moi cinq heures, pour prendre une douche et des vêtements, mais aussi me reposer. Car c’est très éprouvant d’être toujours en train de penser à une éventuelle intervention policière, à nos objectifs, à nos actions.

Il y a une diversité de genres, de non-genres aussi, d’ethnies, une diversité culturelle, on vient pas tous du même endroit, on est pas tous étudiants, on travaille pas tous dans les mêmes secteurs voire on n’a jamais travaillé. C’est ce qui nous permet une diversité de débat et de parole.

L’occupation est illégale au niveau administratif : on a pas le droit de rester là, de dormir là… Mais le terme illégal se réfère au bien, au mal. Moi je pense pas que ce que je fais là soit illégal, je ne me sens pas hors-la-loi même si l’Etat ne me considère que comme ça. Le fait qu’on soit là de manière illégale aux yeux de l’Etat n’empêche pas un débat serein.

Lors des AG, on s’assoit, on appelle les gens au calme et au respect des autres, chacun lève la main et dit ce qu’il a sur le cœur et propose une motion de vote. Les assemblées sont libres d’accès, et c’est un intérêt que des gens viennent proposer des choses dont on était pas au courant. En AG on peut avoir des jeunes, des vieux, des étudiants, des profs, des gens totalement contre le blocage… »

Un blocage, c’est aussi assumer d’embêter les étudiants

« Les rumeurs qui disent qu’on ne peut pas s’exprimer [lors des Assemblées Générales], je peux dire que c’est faux. C’est juste qu’au bout d’un moment on n’a plus le temps de laisser tout le monde s’exprimer. Les seules choses dont on ne va pas parler aux gens sont de l’ordre de la stratégie, qu’on ne communique qu’avec les gens de l’occupation. Mais on ne veut pas être secrets, la stratégie, on ne la communique qu’au dernier moment. Et de toute façon, tout est voté, même les conférences. Tout le monde a le droit de parler et de donner son avis.

Par rapport aux examens, je dirais à un étudiant que si ça l’embête c’est génial parce que c’est exactement ce qu’on veut. Le but c’est de déranger les gens afin de provoquer chez eux une réaction intellectuelle. Que les gens soient énervés et se demandent pourquoi on agit comme ça. Notre truc c’est pas juste d’empêcher les gens d’aller en cours, le but c’est d’amener les gens à réfléchir sur nos actions, et qu’ils se rendent compte qu’on n’est pas là pour rigoler et s’amuser, même si c’est aussi le cas. Mais je trouve quand même que c’est un argument très facile, et c’est leur seul argument : « on peut pas aller en cours ». Ouais, eh bien c’est le but du blocage.

Le cas de l’association AIME (des cours gratuits à des réfugiés et demandeurs d’asile, dont les locaux dépendent de l’université et sont donc bloqués, ndlr), c’est malheureux mais c’est pas de notre faute. Nous, on essaie de faire de notre maximum, on a proposé une salle mais la décision finale dépendait des responsables de l’asso (qui ont jugé cela trop risqué pour les apprenants, ndlr). C’est malheureux mais c’est des dommages collatéraux. Et quand cela arrive, on peut pas se permettre éthiquement, moi je me sentirais mal, qu’une lutte crée d’autres problèmes. Essayer de les résoudre tous ensemble c’est le mieux.

Au final, malgré la lutte éprouvante, je suis dans une des meilleures périodes de ma vie, je suis en accord avec moi-même, heureux, je vis des moments formidables avec une bande d’amis et des copains formidables. Et je tiens aussi par le biais de cet article à tous les remercier, et j’espère que ça va continuer et que ça va pas s’arrêter là. »

Pseudonyme.

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