SOCIÉTÉ

Rencontre avec Caroline De Haas – « Le travail au XXIe siècle devrait prendre beaucoup moins de place dans nos vies »

Initiatrice de la pétition Loi Travail : non, merci ! qui a réuni près d’1.300.000 signatures, Caroline De Haas écume les médias français depuis près de deux mois, non seulement pour clamer son refus du projet de loi El Khomri, mais aussi pour faire valoir des propositions partagées à gauche. Elle nous livre sa vision du travail aujourd’hui, et ses espérances pour la suite.

Au bout de près de deux mois de mobilisation intense, pas trop fatiguée ?

Je suis militante, mais je ne suis pas comme d’autres engagée quotidiennement sur le terrain, dans une organisation syndicale ou politique. Ma vie quotidienne, elle a un peu changé parce que j’ai mes soirées et mes week-end qui sont très pris, mais globalement je vais quand même au travail le matin, et je m’occupe de mes enfants le matin et le soir, et ça, ça n’est pas compressible. Donc oui c’est fatigant, je suis en plein dans la période des jeunes mamans, qui se galèrent quand elles veulent à la fois bosser, s’occuper de leurs enfants et militer. Mais je pense qu’on est plusieurs centaines de milliers voire des millions dans le monde à vivre ça en même temps, donc je ne vais pas me plaindre !

La mobilisation face à cette loi elle a été en partie initiée par votre pétition, aujourd’hui elle a été récupérée dans les cortèges par les syndicats. Comment vous la voyez aujourd’hui, est-ce que vous vous ne sentez pas un peu dépassée ?

D’abord, je n’ai pas l’impression que la mobilisation aujourd’hui se résume à la mobilisation syndicale, et sans les syndicats il n’y aurait pas cette mobilisation d’ampleur c’est évident, mais on ne peut pas résumer la contestation à cela. Quand vous regardez ce qu’il s’est passé avec les YouTubeurs (#OnVautMieuxQueCa, ndlr), ou les nuits debout, ce serait étrange de résumer cette mobilisation à l’action des syndicats.

Et puis de l’autre côté, est-ce que je me sens dépassée ? Oui. Est-ce que c’est un problème ? Non ! Si je ne me sentais pas dépassée, c’est qu’il n’y aurait pas de mobilisation en fait. C’est plutôt bon signe quand on a l’impression d’être dépassé par les événements. Cela fait un petit peu “je ne comprends rien à ce qu’il se passe”, c’est pas la bonne expression évidemment, mais quand on lance une initiative et que cette initiative vous dépasse, c’est très bon signe.

La loi a été remaniée depuis le début de la mobilisation. Est-ce que ces quelques reculs de la part du gouvernement vont suffir à arrêter la mobilisation ?

Déjà ce qui est positif c’est que le gouvernement qui nous avait expliqué qu’on avait rien compris, qu’il n’y avait pas de problèmes avec le texte, manifestement a changé d’avis. Donc c’est une bonne nouvelle puisque ça veut dire qu’on avait manifestement compris, et manifestement il y avait un problème avec cette loi.

Ensuite si ces reculs sont importants, ils ne changent pas fondamentalement l’esprit du texte. Il reste deux problèmes majeurs dans le texte. D’abord l’inversion de la hiérarchie des normes, le fait que désormais la loi va passer dans un bon nombre de cas en deçà de l’accord d’entreprise. Et puis le deuxième problème il est sur les licenciements économiques, qui seront demain facilités, et qui vont en gros mettre fin théoriquement au CDI.

Vous êtes vous-même cheffe d’entreprise, qu’est-ce que vous pensez aujourd’hui de vos homologues qui sont eux pour cette loi, et voudraient même parfois aller plus loin ?

Je me demande comment ils font, parce que ce que moi j’observe dans mon entreprise, c’est que quand on réduit le temps de travail, et quand on sécurise les salariés sur leur avenir, ils sont plus efficaces et plus productifs. Et donc l’entreprise elle va mieux ! Donc je ne comprends pas pourquoi une loi qui va insécuriser les salariés et qui va allonger le temps de travail va créer quoique ce soit de positif.

Sur le site loitravail.lol, issu de la pétition, les opposants expliquent quels sont selon eux les problèmes de cette loi.

Sur le site loitravail.lol, issu de la pétition, les opposants expliquent quels sont selon eux les problèmes de cette loi.

Il y a eu des annonces faites pour les jeunes en particulier. Quel regard vous portez là-dessus ?

Qu’on améliore la situation sociale des jeunes, j’ai envie de dire “pas trop tôt” ! Cela fait quatre ans que ce gouvernement est là, François Hollande a fait sa campagne sur la priorité jeunesse, qu’ils prennent enfin des mesures pour la jeunesse, wow, truc de fou ! Il faut arrêter de se foutre de la gueule du monde. C’est bien, mais cela ne devrait pas nous étonner et ça aurait dû être fait depuis longtemps ! Après, est-ce que ça change la philosophie et les dangers de ce texte, notamment sur les licenciements économiques, non ! Je ne vois pas pourquoi on devrait choisir entre les bourses pour les étudiants et les licenciements économiques. Un gouvernement de gauche au pouvoir élu sur un programme de gauche, il devrait augmenter les bourses et remettre en cause les licenciements économiques.

Vous réclamez le retrait de cette loi, mais ce mouvement est aussi revendicatif. Quelles sont les choses qu’il faudrait rapidement mettre en place selon vous, les deux ou trois mesures à prendre facilement ?

Facilement ? Malheureusement pas grand chose. Toucher au monde du travail, notamment pour réduire la durée légale par exemple, c’est loin d’être facile, même si ça devrait être la priorité. Il y a des implications importantes en termes d’organisation, en termes économiques, et des résistances très fortes de la part du patronat. Donc c’est pas facile. Mais en même temps vous allez me dire faire l’égalité entre les femmes et les hommes c’est pas facile, sinon ça fait longtemps qu’on l’aurait fait. La transition écologique non plus c’est pas facile, pourtant il faut la faire. L’égalité femmes-hommes, la transition écologique et la réduction du temps de travail ce sont des choses qu’il faut faire parce qu’elles sont bénéfiques à la société. Donc je ne réfléchis pas aux politiques publiques en terme de facilité, sinon franchement on fait pas grand chose. Je réfléchis en terme d’efficacité. Toutes les études montres que quelqu’un est plus productif quand il travaille moins, il a moins de problèmes et il est en meilleure santé quand il travaille moins : c’est quoi ce délire de vouloir augmenter le temps de travail ? !

Il faudrait au contraire faire adopter dans les entreprises ce que l’on appelle les “chartes du temps”, pour ne pas qu’il y ait de réunions qui commencent après 18h, ou des mails et des SMS échangés le week-end ou le soir. Et puis il faudrait aussi commencer à réfléchir à comment on va passer à 32 heures. Un des éléments qui a créé le plus d’emplois ces dernières années en France, c’est les 35 heures. Et qu’est-ce qu’on fait ? On veut faire l’inverse là ? C’est quand même délirant.

Et puis il y a d’autres choses pour accroitre la productivité des salariés et le bien-être au travail. Par exemple, lutter contre le harcèlement sexuel, qui concerne une femme sur cinq au travail. Une femme victime de harcèlement sexuel, c’est une femme moins efficace dans son travail, c’est une ambiance pourrie au travail, ça a des conséquences dans la sphère privée, sur les enfants, sur les conjoints, ça touche tout le monde !

Et puis le premier qui me répond qu’il y a un problème d’argent dans ce pays pour tout ça, ben il suffit de lui répondre “Panama Papers” et voilà ! (rires)

Vous le dites il y a des choses que vous ne comprenez pas venant d’un gouvernement de gauche. Pourquoi ne font-il pas ce pour quoi ils ont été élus ?

Parce qu’ils ne veulent pas ! S’ils avaient l’envie de changer les choses ils le feraient. Ce n’est pas un problème de difficulté, c’est un problème de volonté. Je ne dis pas que c’est simple de changer la vie de gens et de transformer la société. Mais là je pense qu’il ne veulent pas.

Quel regard portez-vous sur le mouvement “Nuit Debout”, qui est en ce moment très critiqué ?

Je porte un regard plein d’empathie et d’amour. J’aime ça, je kiffe, je ne sais pas comment le dire !

C’est le genre de mouvement qui vous donne de l’espoir pour la suite ?

En tous cas ce sont des gens avec qui j’ai envie d’être. Quand je vais là bas, je me sens bien. J’ai le sentiment d’être avec des gens qui rencontrent les mêmes problèmes que moi, qui ont les mêmes colères que moi, les mêmes envies que moi, les mêmes rêves que moi. Comme moi et comme des milliers d’autres, ce sont des gens qui se disent : “C’est quoi ce putain de monde qui marche sur la tête ?”. Pour nous ou pour nos enfants, on ne veut pas laisser le monde dans cet état là. Pour moi c’est un remède contre la fatalité “Nuit Debout”. Il y a certaines plein de choses à critiquer dans ce mouvement, mais ce que je retiens c’est cette volonté de changer les choses, et il n’y a pas de fatalité. Pas de fatalité à être de droite en fait, on peut être de gauche ! (rires).

Nous nous demandons ce mois-ci ce qu’est le travail au XXIe siècle. Quelle est votre réponse ?

Il ne devrait être qu’une seule partie de la vie. Il devrait prendre moins de place dans la vie. On est dans un monde dans lequel le travail a pris trop d’espace. On a pas assez d’espace pour nos familles, pour lire, pour réfléchir, pour s’engager, pour militer, pour changer le monde, pour faire du bénévolat, pour faire du sport, et tout le reste. Pour moi le travail au XXIe siècle, c’est un travail qui prend de moins en moins de place dans nos vies.

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