SOCIÉTÉ

In Guns We Trust – L’Amérique face à ses armes à feu

Columbine, Virginia Tech, Sandy Hook et maintenant Parkland. Les fusillades de masses meurtrissent l’Amérique depuis de nombreuses années sans que rien ne change. Depuis le mois de février, les lycéen·ne·s du mouvement #NeverAgain se mobilisent donc contre l’inaction politique et la culture des armes, espérant enfin faire changer la loi.

Parkland, le 14 février 2018. Nikolas Cruz, 19 ans, pénètre dans l’enceinte du lycée Marjory Stoneman Douglas en Floride. Ancien élève de l’établissement, Cruz en a été exclu quelques mois plus tôt pour des raisons disciplinaires. Le jeune homme est atteint de nombreux troubles psychologiques, son comportement erratique a déjà été signalé par plusieurs de ses camarades, et pourtant, il arrive à se procurer légalement un fusil d’assaut AR-15. Autour de 14h30, il entre dans le lycée et déclenche l’alarme incendie. Quand les élèves sortent des salles de classe, il ouvre le feu et tue 17 personnes.

Aux États-Unis, les fusillades se suivent et se ressemblent depuis de nombreuses années. Les réactions à ces drames s’inscrivent désormais dans un schéma routinier, passant de l’émotion à l’oubli comme dans un cycle sans fin. Plutôt que de regarder le problème en face, les responsables politiques se bornent en général à des “prières et pensées” adressées aux familles dans un tweet. Quant aux Américain·e·s gagné·e·s par la peur, ils réagissent toujours de la même façon : en s’armant encore plus, comme en témoigne l’explosion des ventes faisant suite à toutes les fusillades. Et au drame suivant, tout recommence.

Avec Parkland toutefois, les choses semblent avoir changé. Pour ces lycéen·ne·s à qui les prières et les pensées ne suffisaient plus, l’émoi s’est transformé en mobilisation. Et contre toute attente, le mouvement appelé #NeverAgain ne s’est pas essoufflé. Le statisticien Nate Silver a ainsi relevé que contrairement aux fusillades précédentes, « gun control » continuait d’être massivement recherché sur Google quinze jours plus tard. C’est une véritable révolution que l’on doit à de jeunes survivant·e·s appelé·e·s Emma Gonzalez, Cameron Kasky ou Ryan Deitsch.

#NeverAgain

Le combat de ces lycéens vise un problème structurel et généralisé de violence par les armes. Et en effet, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis la tuerie de Columbine en 2003, 150 000 jeunes américain·e·s ont frôlé la mort dans une fusillade de masse – ainsi qualifiée quand elle fait plus de 4 mort·e·s ou blessé·e·s. Comme le révèle le compteur Mass Shooting Tracker, 98 personnes ont déjà été tuées dans ces attaques depuis le début de l’année 2018. Et quant au bilan que dessine l’ONG Gun Violence, il est encore plus sanglant. En l’espace de deux mois, les homicides, les accidents ou encore les interventions policières impliquant des armes à feu ont déjà causé la mort de 2461 personnes. Pas si surprenant quand on sait qu’elles sont 300 millions à circuler actuellement dans le pays – quasiment une par habitant.

Pour stopper cette spirale de drames, les opposant·e·s aux armes à feu militent depuis des années pour changer la loi. Cela pourrait prendre effet de différentes manières : en renforçant les contrôles sur les antécédents psychiatriques, en relevant l’âge minimal d’achat de 18 à 21 ans, ou tout simplement, en limitant la délivrance de permis aux citoyen·ne·s « ordinaires », comme le fait la ville de New York.

Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Alors que la Floride était encore sous le choc de la tuerie de Parkland, ses parlementaires ont rejeté une proposition de loi pour interdire la vente et la possession de fusils d’assaut automatiques. Les lycéen·ne·s ont eu beau crier leur désespoir, ils/elles n’ont pas été écouté·e·s par leurs représentant·e·s. Et s’ils ont indéniablement contribué à une prise de conscience, rien ne dit que leurs efforts se refléteront dans la loi. Car aujourd’hui, ils/elles s’attaquent à deux monuments historiques des États-Unis : la NRA et la culture des armes.

Karen Bleier/Afp/Getty Images

Guns in America

Le 15 décembre 1791, la grande déclaration des droits appelée Bill of Rights entre en vigueur dans la jeune nation américaine. Elle va modeler pour des siècles la pensée du pays, l’imprégnant du goût pour la liberté, du droit inaliénable au bonheur et de la philosophie de l’individualisme. Cependant, son second amendement a donné naissance à l’une des plus grandes controverses actuelles.

 « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. »

À cette époque, le jeune gouvernement des États-Unis d’Amérique n’est pas en mesure de défendre la totalité de son territoire. Posséder une arme pour se protéger apparaît alors simplement comme une nécessité. Nous sommes en 1791, et depuis, rien n’a changé. La Conquête de l’Ouest a continué à forger ce mythe américain et la culture du port d’armes s’est diffusée dans le pays tout entier. Aujourd’hui, le sacro-saint second amendement fait partie de la Constitution américaine, et pour beaucoup, il est une composante indispensable de la liberté individuelle.

Or aujourd’hui, les armes ne sont plus les mêmes. Avec un casier judiciaire vierge, on peut acheter un fusil d’assaut dans la plupart des États du pays. Avoir un permis pour acheter une arme est même plus facile qu’obtenir le permis de conduire. Et pour les plus fervent·e·s défenseur·se·s des armes, il n’est pas question de remettre en cause un droit constitutionnel pour une question de technologie ou de société. Les armes font partie de l’histoire nationale et le droit à se défendre n’a pas à être compromis – même pour le droit à la vie.

Le nombre d’opposant·e·s à cette philosophie a connu ces dernières années une augmentation fulgurante. Selon un sondage de l’Université Quinnipia, 97 % des Américain·e·s souhaiteraient aujourd’hui instaurer un contrôle universel des antécédents avant la vente d’une arme. Cependant, le plus puissant lobby de Washington D.C. résiste encore et toujours pour que rien ne change.

« Sanctuaire de la liberté  »

La National Riffle Association est l’une des principales forces politiques de l’Amérique contemporaine. Ce puissant groupe de défense des armes a placé des pions dans la quasi-totalité des institutions du pays, possède ses propres médias, et rassemble aujourd’hui plusieurs millions d’adhérent·e·s. Au départ, la NRA n’était qu’une simple association de chasseur·se·s et d’amateur·rice·s de tir, créée en 1871. Mais en l’espace d’un siècle, elle s’est transformé en une énorme machine, en un lobby à l’influence démesurée, capable de signer un chèque de 30 millions de dollars à Donald Trump pour qu’il porte ses idées pendant sa campagne présidentielle.

Toutefois, depuis la mobilisation des lycéen·ne·s de Parkland, celui qui se considère comme un « sanctuaire de la liberté » s’est vu abandonné par nombre de ses partenaires. Grâce à la détermination de ces jeunes et à une campagne d’interpellation sur Twitter appelée #BoycottNRA, des entreprises comme Delta, Hertz ou United Airlines ont déclaré ne plus vouloir être associées au lobby. C’est la première fois que cela se produit suite à une fusillade.

Cependant, le puissant groupe d’influence ne souhaite pas voir la réalité en face. Sur Twitter, entre deux photographies d’armes et articles racoleurs de Fox News, il a relayé le message suivant :

 « Cela n’effraiera ou ne distraira pas les membres de la NRA de leur mission de défense des libertés individuelles, qui a toujours fait de l’Amérique la plus grande nation au monde. »

Et dans cette phrase repose l’essence de la stratégie de la NRA : décrédibiliser des revendications légitimes en les faisant passer pour des attaques contre la liberté.

Richard Ellis

Responsabilité politique

Le vrai problème de l’Amérique, c’est celui de la responsabilité politique. « Les étudiant·e·s luttent contre les armes car les adultes ne le feront pas  » ont écrit des lycéen·ne·s du Michigan rallié·e·s à #NeverAgain dans une pétition. En l’espace de quinze jours, ils/elles ont montré plus de courage que les responsables politiques des dernières décennies. Plus de responsabilités, aussi, que le Président lui-même, qui jouait au golf sous le soleil de Palm Beach pendant l’enterrement de l’une des victimes.

Le pouvoir financier et d’influence de la NRA a toujours permis de maintenir une législation favorable à leur « gun agenda ». Même le renforcement des contrôles sur les antécédents psychiatriques, les fameux et si évidents « background checks », n’a jamais réussi à passer les portes du Congrès. Les armes se sont multipliées grâce à une législation permissive, et aujourd’hui, les États-Unis possèdent plus de la moitié du stock mondial en circulation.

Pour Joël Chandelier, maître de conférence à l’Université Paris-8, ces fusillades seraient en quelque sorte devenues des catastrophes naturelles, des évènements que l’on ne peut empêcher. Car après tout, il est plus facile de penser que le problème ne vient pas des armes, mais uniquement des déséquilibré·e·s qui les emploient. « Les armes ne commettent pas les crimes toutes seules  » a raillé l’écrivain Frank Miniter sur Fox News. Difficile alors d’argumenter contre cette rhétorique implacable.

Donald Trump, cependant, à la surprise générale, s’est dit favorable à une évolution. Le 28 février, il a proposé de mettre en place des vérifications approfondies des antécédents psychiatriques et de relever l’âge légal à 21 ans pour l’acquisition de certaines armes. Évidemment, les choses sont toujours à double tranchant : pour ne pas se mettre totalement à dos son allié de la NRA, le président a suggéré d’armer les enseignant·e·s dans les écoles, reprenant une des propositions historiques du lobby. Mais c’est déjà un bon début.

Cela voudrait aussi dire que #NeverAgain aurait réussi là où les autres ont échoué avant lui. Les lycéen·ne·s ont allumé la mèche pour un débat durable sur le port d’armes et ont permis de porter la voix de nombreux Américain·e·s jusqu’à la Maison Blanche. Espérons alors que Parkland marquera le début d’un tournant et que les choses continueront d’évoluer dans cette direction.

Apprentie journaliste au CFJ Paris, diplômée de Sciences Po Aix.

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