SOCIÉTÉ

Destruction de la biodiversité en Amérique latine : détourner les yeux, ou mourir

Un rapport de 2015 signalant le continent comme étant le plus dangereux pour les défenseurs de l’environnement d’un côté. De l’autre, l’année 2015 désignée comme la plus meurtrière pour les militants écologistes. En Amérique du Sud, les violences ne cessent de se multiplier envers ceux qui refusent de laisser dépérir leurs terres.

Le 18 novembre dernier, la COP22 a pris fin dans l’indifférence la plus générale à Marrakech, au Maroc. Une réelle tristesse quand on sait que les chefs d’États présents à cet événement se sont consacrés durant trois longues journées à mettre en œuvre les accords climatiques décidés à Paris lors de la COP21, l’an dernier. Pendant que tout ce beau monde débat et s’accorde finalement pour mettre en place des mesures d’ores et déjà validées douze mois plus tôt, l’environnement lui … n’attend pas. En Amérique du Sud, la forêt amazonienne continue allègrement de perdre des hectares, que ce soit en Bolivie, au Pérou, en Équateur ou au Venezuela.

Au Brésil, on a carrément enclenché le turbo depuis l’an dernier : selon un rapport  de l’Institut national pour la recherche spatiale (INPE) publié en novembre de cette année, entre août 2015 et juillet 2016, la déforestation de la partie brésilienne du « poumon de la Terre » s’est accrue de 29 %. Et avec elle la disparition de nombres d’espèces animales et végétales qui composent la biodiversité de cet espace en danger. Transformer les sols en terres agricoles est un des objectifs de ce guillotinage massif, mais les surfaces déboisées sont également largement concédées à des compagnies pétrolières, minières ou gazières : ce sont 150 000 km2 qui ont été concédés entre 2008 et 2015. Pour le journal brésilien Estadão qui rapporte les propos du directeur de Greenpeace, Marcio Astrini, « parmi les causes de la déforestation croissante figurent les mesures prises par le gouvernement fédéral entre 2012 et 2015, telles que la renonciation aux amendes pour la déforestation illégale, l’abandon des aires protégées (des unités de conservation et des terres indigènes) et l’annonce, qu’il [Marcio Astrini] appelle “honteuse”, que le gouvernement ne prévoit pas d’arrêter complètement la déforestation illégale avant 2030 ».

Un peu plus à droite du continent sud-américain, c’est l’Artesonraju, c’est un pic gelé de 6000m de la Cordillère Blanche péruvienne qui est menacé de fonte brutale au moindre écart de température. Mais le Pérou manque de moyens pour tenter de réduire ses émissions. En continuant sur la même lancée, on peut citer la réserve de Yasuni, en Équateur, elle aussi en danger : en août 2013, le président Rafael Correa a décidé d’enterrer à grand coup de pelle le projet Yasuni ITT. Ce dernier proposait de renoncer à l’exploitation d’hydrocarbure dans le parc naturel classé réserve mondiale de la biosphère en 1989 par l’UNESCO. L’exploitation des gisements a été lancée au début du mois de septembre 2016. Kevin Koening, directeur de programme pour l’Équateur Amazon Watch, commente la décision du président bolivien avec beaucoup d’optimisme : « C’est le pire lieu imaginable pour une extraction pétrolière. Le monde ne peut tout simplement pas se permettre de perdre un endroit comme Yasuni ».

Les défenseurs de l’environnement en péril

Face à ce phénomène d’accaparement des terres, la société civile des différents pays d’Amérique du Sud se mobilise et fait entendre efficacement ses cris de refus, hauts et forts. Enfin, en réalité, pas si haut et pas si fort. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, mais chaque fois qu’un Péruvien, qu’un Colombien, qu’une Brésilienne ou qu’un Équatorien élève le ton, il finit malencontreusement avec un problème de santé, plus ou moins grave selon les cas. Ou bien il meurt, tout simplement.

L’ONG Global Witness, spécialisée dans la dénonciation des conflits, de la corruption et des violations des droits de l’Homme associés à l’exploitation des ressources naturelles, a publié ce 20 juin un rapport intitulé « On Dangerous Ground » (en terrain dangereux). Son bilan est plutôt clair : en 2015 à l’échelle de la planète, 185 personnes ont été assassinées en rapport avec des enjeux environnementaux, dans 16 pays, soit un mort tous les deux jours.

Le meurtre de Berta Cáceres le 3 mars 2016 représente sans doute le cas le plus récent et retentissant de ces « meurtres verts ». Ce soir là, deux hommes se sont introduits chez la défenseure de l’environnement et l’ont abattue, laissant le Honduras et ses précieuses ressources naturelles orphelins de celle qui militait depuis 22 ans pour les droits des indiens Lencas. En remportant le prix Goldman en 2015, qui récompense les actions en faveur de la défense de l’environnement, Berta Cáceres « a été tuée car sa renommée internationale commençait à la rendre intouchable » confiait, le 8 mars, son neveu Silvio Carrillo dans les médias américains.

122 de ses assassinés recensés par Global Witness étaient des défenseurs de l’environnement en Amérique du Sud. On s’en doute, « le bilan réel est sans doute plus élevé » souligne l’ONG, d’autant que « pour chaque vie perdue, bien d’autres sont brisées par l’omniprésence de la violence, des menaces et de la discrimination ». Le 29 avril 2016, le Péruvien César Estreda a reçu le prix Martine Anstett pour les Droits Humains. Ce journaliste et membre du Red de Comunicadores Indigenas del Perú a fait les frais de son engagement contre les exactions commises par les multinationales contre les communautés autochtones dans les conflits fonciers au Pérou. Régulièrement victime de persécutions, diffamation, intimidation, harcèlement, menaces, attaques et vols, le défenseur de l’environnement et des droits de l’Homme a subit un acharnement judiciaire et a même failli perdre un œil à l’issue d’une violente agression physique.

César Estreda considère son prix comme « un événement historique pour le Pérou mais aussi pour le continent sud-américain et le monde ». « Cela me renforce et me pousse à continuer même si nous n’avons aucun espoir pour l’avenir » ajoute-il, quelque peu désabusé quant à la bonne marche de son combat contre l’État Péruvien et ses projets miniers.

Les populations indigènes plus vulnérables 

Concernant les auteurs de ces assassinats et menaces, Global Witness indique très sobrement que des groupes paramilitaires sont « soupçonnés » d’implication dans 16 cas, l’armée dans 13, la police dans 11, et des services de sécurité privés dans 11 autres. Néanmoins le rapport de l’ONG mentionne également que « peu d’éléments indiquent que les autorités ont pleinement enquêté sur les crimes, ou pris des mesures pour que leurs responsables rendent des comptes ».

Face à cette criminalité quasi-organisée, ce sont les populations indigènes qui apparaissent les plus vulnérables. Elles représentent en effet plus de 40 % des 185 assassinats recensés : « Du fait de l’insuffisance de leurs droits fonciers et de leur isolement géographique, elles sont particulièrement exposées à l’accaparement de leurs terres pour l’exploitation des ressources naturelles », pointe l’ONG. Comme la communauté des Guarani du Brésil, victimes de l’exploitation maraîchère intensive. Ces 51 000 membres qui occupaient autrefois un territoire de près de 350 000 km2 de forêts et de plaines s’entassent aujourd’hui dans de petites parcelles encerclées de fermes d’élevages, dont les fermiers n’hésitent pas à faire appel à des sociétés de sécurité privés pour « protéger » leurs exploitation.

Quelle protection pour les défenseurs de l’environnement ?

Les États répondent présents lorsqu’il s’agit de faire pleuvoir les peines de prisons : «  propagande mensongère », « atteinte à la sécurité de l’État », « troubles à l’ordre public », la créativité des juges n’a pas de limites lorsqu’il s’agit de jouer à Qui veut trouver une accusation abusive ?. Finalement, selon l’Observatoire de la FIDH (Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme), 95 % des violations commises restent impunies. « Les crimes commis contre des militants font rarement l’objet d’enquêtes dignes de ce nom, ce qui perpétue la violence. Les autorités imputent souvent à leurs faibles institutions la responsabilité de l’injustice, mais elles se gardent bien de reconnaître que l’absence totale de volonté politique de protéger et soutenir ces militants est souvent avant toute chose ce qui les met en danger de mort » assène Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

Pour Teresa Ribera, ex-secrétaire d’État au changement climatique dans le gouvernement espagnol entre 2008 et 2011, dans une interview pour Amnesty International, « les défenseurs de l’environnement méritent une protection internationale » et d’estimer qu’il est temps de développer un code juridique, pays par pays, pour la défense de ces activistes. La professeure de Droit met cependant en garde contre les discours qui prônent qu’un choix doit être fait entre combat en faveur de l’environnement et sauvegarde des droits de l’Homme : « Il faut ne pas tomber dans ce piège. La lutte contre le réchauffement climatique ne doit pas être une excuse pour diminuer la qualité de la démocratie. »

C’est donc avec satisfaction que Teresa Ribera et l’ensemble des défenseurs de l’environnement ont accueilli la décision de la Cour Pénale Internationale (CPI) de La Haye d’élargir son champ d’action aux crimes « impliquant ou entraînant des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains », dans un document publié le 15 septembre dernier. Désormais, des dirigeants ou employés d’entreprises ainsi que des membres de conseils d’administration peuvent être poursuivis pour les impacts qu’ils ont commis contre l’environnement, même s’ils n’en sont que complices. Il faudra néanmoins que les crimes aient été perpétrés sur le territoire d’un État membre de la CPI ou par leurs ressortissants, sachant qu’aujourd’hui, le Statut de Rome qui régit la CPI compte 124 États parties.

Pour Gillian Caldwell, directrice de l’ONG Global Witness, « cette décision montre que l’âge de l’impunité arrive à sa fin. Les dirigeants d’entreprises et les politiciens complices de l’expropriation de terres, de la destruction des forêts tropicales ou de la pollution de sources d’eaux pourraient bientôt se trouver assignés en justice à la Haye, aux côtés de criminels de guerre et de dictateurs. » C’est déjà ça.

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