CINÉMA

« L’Inconnu de la Grande Arche » – Un architecte à Paris

L'Inconnu de la grande arche © Agat Films, Le Pacte

Après La Jeune fille au bracelet et Borgo, Stéphane Demoustier quitte le milieu carcéral pour explorer celui de l’architecture. Avec L’Inconnu de la Grande Arche, le réalisateur signe un long métrage aussi maitrisé que captivant.

L’adaptation littéraire cinématographique est à la fête en cet automne 2025. Après Hafszia Herzi avec La Petite dernière (Fatima Daas, 2020), et François Ozon avec L’Étranger (Albert Camus, 1942), c’est au tour de Stéphane Demoustier de porter une œuvre romanesque à l’écran. En effet, L’Inconnu de la Grande Arche s’inspire largement du livre de Laurence Cossé, La Grande Arche, paru en 2016.

Le réalisateur y puise une matière première importante : celle qui concerne les grandes étapes de la construction de l’Arche de la défense, le contexte politique qui l’a entourée, ainsi que les obstacles techniques rencontrés de 1983 à 1987. Mais il s’en éloigne aussi, en prenant le parti de se concentrer sur un personnage dont l’Histoire et le grand public n’ont pas retenu le nom : Johan Otto Von Spreckelsen, l’architecte danois à l’origine du projet.

L’Inconnu de la Grande Arche est un film polarisé, traversé par une tension qui captive son·sa spectateur·ice. Du réel à la fiction, de l’individu au collectif, du concept à l’ouvrage, ou encore de l’art à l’industrie, le film offre un regard complexe sur la création d’un des bâtiments les plus emblématiques de Paris.

L’étranger

Cette tension s’incarne, en premier lieu et de façon évidente, dans le personnage de l’architecte, campé par Claes Bang. Johan Otto Von Spreckelsen, souvent abrégé en Spreckelsen, est un architecte danois ayant construit, avant le chantier de la Grande Arche, sa «  maison et quatre églises  ».

Grand, vêtu d’un unique costume gris, et aussi élégant que flegmatique, il tranche avec l’énergie confinant à la nervosité de Subilon (Xavier Dolan), technocrate et proche de François Mitterrand, ainsi qu’avec le pragmatisme désenchanté de Paul Andreu (Swann Arlaud), architecte français, et maitre d’œuvre sur le projet.

Il s’accorde mieux avec l’intelligence et la ténacité de sa femme, Liv (Sidse Babett Knudsen), grande absente du livre La Grande Arche, et dont Stéphane Demoustier compose le rôle de toutes pièces pour le film. Mais c’est surtout avec l’ambition mitterrandienne qu’il entretiendra la plus grande connivence.

Dans cette petite galaxie de personnages créée par Stéphane Demoustier, égos et intérêts parfois contradictoires s’entrechoquent. Jusqu’à l’étincelle, voire jusqu’au conflit. Tous·tes doivent travailler de concert pour que le grand projet architectural de Mitterrand puisse voir le jour. Mais tous·tes doivent aussi composer avec l’idéalisme forcené de l’architecte danois, et son refus quasi existentiel de compromis et compromissions. Cette tension donne lieu à une myriades de situations qui vont du simple décalage, à l’incompréhension la plus totale, le tout dans un registre souvent tragi-comique.

Non pas que l’idéalisme romantique du Danois déplaise en soi. Dans L’Inconnu de la Grande Arche, le réalisateur souligne à quel point il s’accorde avec celui, socialiste, du Président de la République – du moins, jusqu’à la cohabitation de 1986. Mais alors que Spreckelsen appelle son œuvre «  le cube  », toute l’armada de bureaucrates et d’artisans français le ramène sur terre en renommant l’ouvrage, «  l’arche  ».

L’architecture «  est un art et par ailleurs, c’est aussi une industrie  »

Le film est ainsi traversé d’oppositions aussi bien esthétiques que politiques, ou artistiques, qui sont autant de rappels aux spectateur·ice·s de la grande complexité de la mise en œuvre d’une commande publique d’architecture. Ainsi les lunettes carrées de Subilon répondent au visage rond du Président, la sensualité du marbre de Carrare à la froideur des calculs mathématiques des architectes français, et les notes papiers de Spreckelsen aux synthèses numériques d’Andreu.

Ce va-et-vient constant entre les idées de l’architecte danois et les contraintes politiques et techniques propres à la dimension industrielle du projet, éprouve l’artiste qui s’efface progressivement devant la démesure de son œuvre. Petit architecte inconnu du grand public, ses idéaux se confrontent à la réalité d’une commande publique. Ce n’est pas à coups de grands discours exaltés que son idée prendra forme dans le réel. Mais bien en embarquant avec lui les décisionnaires politiques.

L’Inconnu de la grande arche © Agat Film, Le Pacte

Et d’ailleurs, malgré les (ou plutôt, grâce aux) concessions faites par Spreckelsen, le projet avance et prend forme. Cela se traduit à l’écran par d’impressionnantes images de la construction de la Grande Arche telle qu’on la connait aujourd’hui. Stéphane Demoustier et son équipe ayant animé des images d’archives pour donner un effet de réel bluffant, et fort plaisant pour l’œil curieux des spectateur·ice·s.

C’est la cohabitation de 1986 qui marquera un coup d’arrêt, duquel ne se relèvera jamais vraiment le Danois. Il y perd à la fois l’appui du pouvoir politique en place, et l’amitié du Président Mitterrand. Esseulé, non seulement ses idées ne valent plus rien, mais les nouveaux enjeux économiques lui arrachent le peu de prises qu’il avait sur ce qui demeurait son «  cube  ».

L’Inconnu de la Grande Arche est un film passionnant à bien des égards. Ambitions personnelles et contraintes industrielles comme politiques s’y mêlent, pour donner forme à une version du « cube » d’Otto von Spreckelsen : la Grande Arche de la Défense, ou l’un des monuments les plus emblématiques de la capitale.

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