Pour son premier long-métrage, l’actrice Kristen Stewart transforme le traumatisme grâce à l’art. The Chronology of Water montre les expériences qui traversent le corps des femmes et des petites filles. Un choc présenté à Cannes dans la sélection Un Certain Regard, et couronné du Prix de la révélation au Festival de Deauville.
Il faisait partie des films que l’on attendait à Cannes. Adapté des mémoires de Lidia Yuknavitch, La Mécanique des fluides, The Chronology of Water est un film de cinéma prometteur pour la primo-réalisatrice. Le livre étant décrit comme inadaptable, il aura nécessité huit ans d’écriture pour porter cette histoire au grand écran. Le scénario est en partie basé sur la narration en voix-off. Des monologues tirés directement du roman retracent la vie de Lidia à travers cinq chapitres. Un film morcelé, à l’image de son personnage principal, porté par Imogen Poots. L’actrice britannique incarne avec brio cette jeune nageuse, victime d’inceste, qui sombre dans l’alcoolisme et la toxicomanie avant de donner un sens à la violence vécue via l’écriture.
C’est un long-métrage prometteur pour la primo-réalisatrice. Propulsée au rang d’icône hollywoodienne avec le succès de Twilight, Stewart ne fait que déconstruire son image. Elle s’engage dans des projets du côté du cinéma d’auteur américain, milite pour la cause féministe et LGBTQIA+. Cette année, de nombreux·se·s acteur·ice·s délaissent les spotlights et passent derrière la caméra. Harry Dickinson nous avait bluffé·e·s avec Urchin, et c’est avec impatience que l’on attend Eleanor the Great de Scarlett Johansson. De belles promesses pour le cinéma d’auteur.
Un inconfort palpable, à la frontière de l’horreur
Pour montrer la souffrance, Stewart ne fait pas dans la demi-mesure. Un montage très cut, à la limite de l’épileptique, des couleurs saturées et une lumière aveuglante. Tout est fait pour malmener le public. Une introduction en fragments poétiques, et une voix-off qui donne d’abord envie de fuir. Face à ces images écorchées, l’audience sombre dans une rêverie qui se transforme rapidement en cauchemar. Alors qu’elles n’ont même pas dix ans, Lidia et sa grande sœur Claudia (Thora Birch) subissent des viols incestueux de la part de leur père (Michael Epp).

Les viols, les pertes : tout est là, mais jamais pour provoquer. La violence, pourtant omniprésente, demeure sous-jacente. Stewart l’illustre par des couleurs douces, et arrête sa caméra au tout dernier moment, avant l’insurmontable. La réalisatrice joue avec l’imaginaire du public. Non parce qu’elle montre la douleur, mais parce qu’elle la fait remonter lentement, comme un souvenir que l’on pensait avoir noyé. Sans, pour autant, esthétiser le traumatisme.
The Chronology of Water est aussi un film qui montre la mémoire traumatique sur le long terme. La capacité – ou non – à faire récit vient au secours d’une mémoire morcelée, incohérente, défaillante, voire absente. C’est une question théorique qui trouve une application pratique via la mise en scène ultra-fragmentaire de la réalisatrice. Comment donner un sens et une forme à cette souffrance, comment la transformer, en faire récit pour vivre avec ?
Il n’est jamais question d’oubli. Et l’errance comme les addictions apparaissent ici comme des comportements découlant de ses traumas. Ils ne sont pas un point de départ, mais bien d’arrivée L’alcool comme les autres substances, ne sont pas porteuses d’espoir, bien au contraire. Elles sont plutôt porteuses de mort. Et ce sera par l’écriture, notamment lors d’une résidence avec son mentor Ken Kesey (Jim Belushi), que Lidia trouvera un moyen de donner une forme à ce qu’elle a vécu.
Une expérience organique
Bien plus qu’un récit autobiographique, The Chronology of Water est raconté du point de vue du corps des femmes. Que retient la chair lorsque les mots ne suffisent plus ? Les cicatrices – comme celle qui serpente le long du mollet de la mère -, les marques de brûlures, et plus que tout, les blessures invisibles à l’œil nu. Même si les corps sont laissés hors-champ, elles sont une forme de représentation des violences exercées. L’on ne peut alors que constater les marques que ces violences laissent.
Kristen Stewart s’attarde sur une bouche entrouverte, la peau tendue d’une cuisse, le coin d’une pièce porteur d’un souvenir sombre. Ces détails rendent le film organique, presque vivant. Elle déverse, à travers chacun de ses plans, tous les fluides de la vie d’une femme. Le sang qui tache le carrelage bleutée d’une douche, la sueur qui perle du front, jusqu’à la cyprine qui recouvre les doigts de Lidia qui, pour la première fois, ose se donner du plaisir.
Plus qu’une métaphore, l’eau est un refuge pour la jeune femme qui est nageuse de haut niveau. Lidia excelle en natation. C’est le seul endroit où elle ne perçoit pas de danger autour d’elle. La caméra entre et sort de l’eau comme si elle accompagnait la jeune femme. Les spectateur·ice·s sont embarqué·e·s dans une expérience sensorielle bouleversante, et peuvent presque sentir l’odeur du chlore.

Les filles, les femmes, les meufs
Kristen Stewart s’affirme avec une esthétique léchée filmée en 16 mm. Des couleurs inspirées de ses icônes, comme Sofia Coppola. Du rose, du bleu, le tout habillé par une lumière vive et suave comme une caresse. Sa caméra filme des corps malmenés par une violence inouïe, toujours avec une tendresse compatissante envers eux. Avec des gros plans à même la peau, elle épouse leurs formes et les montre crues sans jamais les sexualiser. L’actrice Imogen Poots apparaît à la fois brûlante et écorchée. Son corps, violenté, observé, cisaillé, léché, donne toute son épaisseur au long-métrage. Une sororité forte et toujours implicite persiste, entre les deux sœurs, ou entre Lidia et ses amies – tel le voyage entre filles qui se termine entre des draps roses.
Notons que les personnages masculins, bien que centraux dans l’histoire racontée, restent très minoritaires à l’écran. Ils sont comme ignorés par la caméra, qui se dérobe à la vue de ce père incestueux. Ils sont toujours montrés avec une distance, comme si la caméra se mettait en position de défense. Et pourtant, les compagnons de Lidia sont assez présents, bien que peu caractérisés. Ils sont gentils, mais demeurent démunis face à la demande de violence de Lidia.
The Chronology of Water n’est pas un film sur la destruction, mais sur la reconstruction. Sur la manière dont l’on reprend possession de soi, petit à petit, entre rage et douceur. À la fin, le public n’en sort pas indemne, mais respire un peu mieux. Le film se clôt par un dernier plan complètement immergé sous une eau verdâtre. Un écho au premier plan du film, qui prenait lieu sous l’eau bleutée d’une piscine.
The Chronology of Water de Kristen Stewart (Les Films du Losange, 2h07), en salle depuis le 15 octobre 2025.








