Rendez-vous cinématographique annuel depuis 2020, François Ozon revient avec une adaptation de L’Étranger d’Albert Camus, troisième roman francophone le plus lu au monde. Les enjeux sont grands, les attentes élevées, et le résultat convaincant.
Déjà adapté par Visconti en 1967 avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault, L’Étranger revient enfin sur le grand écran sous la baguette de François Ozon, qui renoue par la même occasion avec Benjamin Voisin, qu’il avait révélé en 2020 avec Été 85. Le défi d’adaptation est immense. L’Étranger de Camus est narré à la première personne. Les pensées de Meursault guident le·a lecteur·rice dans une réflexion interne intense et philosophique. Les dialogues et les descriptions sont largement réduits, pour n’en garder que l’essentiel. Seules quelques informations sont données sur le lieu et le temps de l’action : l’Algérie française, et principalement Alger, dans les années 1930-1940.
Ozon présente ces mêmes informations aux spectateur·rice·s à travers une sorte de spot informatif en début de film, avant que ne commence véritablement ce dernier avec le célèbre télégramme : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. ».
Meursault et les autres, les autres et Meursault
Comment passer d’un livre ne laissant presque pas de place à l’image à une œuvre audiovisuelle ? Ozon répond à ce défi par une simple transposition du récit intérieur vers un point de vue extérieur classique, celui du·de la spectateur·rice. Les pensées de Meursault sont réduites à leur strict minimum – seules deux séquences utilisent la voix off et reprennent mot pour mot le texte original – et toute l’étrangeté du protagoniste ressort alors : taciturne, fatigué, toujours étouffé par la chaleur et suant. Presque totalement antipathique, il devient peu à peu secondaire, et ce sont les autres personnages du récit qui se retrouvent au centre de l’attention des spectateur·rice·s : Marie Cardona (Rebecca Marder), Raymond Sintès (Pierre Lottin) et Salamano (Denis Lavant), mais aussi Djemila (Hajar Bouzaouit) et son frère Moussa (Abderrahmane Dehkani), l’Arabe tué par Meursault.

Or, cette translation de Meursault vers les autres pourrait sonner comme une trahison de l’œuvre originale. L’histoire du jeune homme et son cheminement philosophique sont bien la colonne vertébrale du film, mais Ozon s’autorise ce changement scénaristique afin de raconter une histoire multiple. Ce n’est plus seulement Meursault qui narre son histoire. Place à celle de Marie, qui essaie de vivre une relation épanouissante et de changer avec ce dernier. A celle de Raymond, qui entraine le jeune homme dans ses affaires violentes. Ou encore à celle de Djemila, qui veut que justice soit faite pour son frère.
Contraste et sensualité
Il est certain que ces changements dans la structure même du récit amèneront des critiques de la part de certain·e·s lecteur·rice·s de l’œuvre originale. En contrepartie, Ozon fait preuve d’une maîtrise de l’image qui magnifie le film et fera sans doute l’unanimité. Comme pour Frantz, Ozon utilise le noir et blanc pour faciliter l’installation d’un contexte passé d’une manière assez attendue.
Ce choix donne par la même occasion une importance capitale à la lumière. Le soleil, élément important de l’intrigue, est présent dans presque toutes les scènes du film. Pendant son procès, alors que le juge demande à Meursault ce qui l’a poussé à l’acte, ce dernier, ébloui par un rayon de soleil, répond : « C’est à cause du soleil ». Les contrastes dominent, et font écho à ceux qui se dessinent entre la personnalité du protagoniste et celles de celleux qui l’entourent. Marie s’épanouit au soleil, radieuse, tandis que Meursault se couvre les yeux et sue.

Cette sueur, d’ailleurs si visible à l’écran, fait partie d’une quantité d’éléments permettant de travailler la mise en scène du corps. Sueur, eau ou sable, couvrent les amants, tandis que les ombres sculptent leurs corps dans une sensualité assumée par le réalisateur. La relation entre les deux personnages prend ainsi de l’ampleur. Elle devient crédible malgré le caractère antipathique de Meursault.
Enfin, le noir et blanc transforme le paysage algérien baigné de soleil en une sorte d’ancienne carte postale publicitaire. Et pourtant, ce n’est pas l’Algérie que le·a spectateur·rice voit, mais le Maroc, plus précisément Tanger – le tournage n’ayant pas pu avoir lieu dans le pays pour des raisons politiques. L’histoire coloniale de la France en Algérie a toujours des répercussions de nos jours dans les relations géopolitiques, de même que dans l’adaptation proposée par Ozon.
L’indigène
Le roman de Camus, ancré dans un point de vue colonial de l’Algérie, où les Français dominent la population indigène, et où la ségrégation est de mise, invisibilise les Arabes. Ozon propose donc une modernisation du récit. Il nomme les personnages de Djemila et Moussa, et fait d’eux des personnages secondaires de l’intrigue, mais les protagonistes d’un récit traitant de la violence coloniale. Raymond, proxénète, exploite Djemila et la bat. Meursault abat Moussa. Au procès, ce dernier n’est même pas nommé. L’acquittement est presque certain et seule la personnalité de Meursault le condamne.
Cette violence qui s’abat sur les deux adelphes se lie à une multitude d’indices disséminés dans le film quant à l’état de la société coloniale. Des panneaux dans le cinéma, aux altercations à la terrasse d’un café, les relations entre colons et indigènes sont mauvaises. Le racisme est omniprésent, il est même étatique. Ozon propose ainsi de troquer l’invisibilisation initiale des Arabes contre une représentation sans mensonge ni nostalgie de l’empire colonial français.
L’Étranger propose non seulement une adaptation fidèle de l’œuvre de Camus, mais aussi une modernisation du récit permettant une réflexion sur le passé colonial de la France. Ultime acte critique, Ozon décide de terminer son film non pas sur Meursault et son dernier monologue, mais par une séquence avec Djemila. Elle se dirige vers la pointe d’une falaise surplombant la mer et s’arrête devant une tombe. La pierre tombale, gravée au nom de Moussa, constitue la dernière image du film. L’Étranger se termine ainsi avec l’indigène.








