Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, c’est une fresque de Luchino Visconti, Les Damnés (1969), qui est à l’honneur.
Premier volet de ladite « Trilogie allemande » de Luchino Visconti, Les Damnés (La Caduta degli dei en version originale, soit « Le Crépuscule des Dieux ») évoque les premières années de l’Allemagne nazie. Dans un geste shakespearien, le cinéaste – dont Maze avait déjà évoqué l’un des chefs-d’œuvre, Le Guépard – raconte la lutte sans merci pour le contrôle de l’entreprise familiale, une aciérie, qui provoquera l’anéantissement et la putréfaction de la famille Essenbeck. En effet : qui dit acier, dit armement – une industrie en plein essor.
Complots de famille
Toute la dynastie Essenbeck s’est réunie dans le château familial pour célébrer l’anniversaire du patriarche, Joachim. Tout d’abord, Sophie, la veuve de son fils, mort au combat lors de la Grande Guerre. Elle a eu un fils avec le défunt : Martin, également présent. Le neveu de Joachim, Konstantin, membre des SA (Sturmabteilung, littéralement « Section d’assaut », il s’agit de l’organisation paramilitaire du parti nazi, particulièrement active dans la prise de pouvoir d’Hitler), ne manque pas à l’appel. D’ailleurs, il est accompagné de son propre enfant, le jeune Günther. Elizabeth, la nièce de Joachim, est ici avec son mari, Herbert, vice-président de l’entreprise, leurs deux enfants et leur gouvernante. Friedrich, un cadre de la société qui entretient une relation avec Sophie, a fait le déplacement. Enfin, le cousin Wolf von Aschenbach, engagé dans la SS, n’allait pas manquer l’événement. Nous sommes le 27 février 1933. Hitler est au pouvoir depuis moins d’un mois. Ce soir, le Reichstag a pris feu.
La famille, thème cher au cinéaste – l’on pense bien sûr à Rocco et ses frères – ne résistera pas bien longtemps aux événements politiques en cours. En effet, lorsque le baron, Joachim (Albrecht Schoenhals), annonce remplacer Herbert (Umberto Orsini) par Konstantin (Reinhard Kolldehoff) dans l’organigramme de la boîte, le sang du premier ne fait qu’un tour. Ce dernier ne masque guère son hostilité au nazisme. Joachim, au demeurant, n’est pas non plus un thuriféraire d’Hitler – celui-ci est bien trop vulgaire pour plaire à cet aristocrate.
Mais le baron est soucieux de maintenir l’équilibre de l’entreprise et de préserver sa pérennité. Alors, dans l’intérêt des affaires, eu égard aux récents événements, il est préférable de tendre la main à ces messieurs. En somme, de se mettre à la page, en faisant entrer le loup dans la bergerie. Après cela, chez les Essenbeck, plus rien ne sera comme avant. En cela, le film rappelle la profonde collusion du capitalisme et du nazisme, que les Krupp, dans le même secteur, ont incarnée.

Dans ce clair-obscur…
Ce n’est pas peu de dire que Les Damnés est un film stylisé. De fortes lueurs rouges, vertes ou jaunes le parsèment de bout en bout. De même, les clairs-obscurs sont nombreux dans ce long-métrage luxueux aux allures picturales. Ce n’est pas rien si le titre original du film est une allusion à Richard Wagner : les décors, les costumes, les lumières se veulent opératiques, opulents et grandioses. Dans le même temps, les nombreuses scènes d’intérieur rendent le tout claustrophobique. Le public est cloîtré avec cette famille dont le processus de pourrissement est inéluctable. Ces séquences, pour beaucoup, ressemblent à des cocottes-minutes : un échange au tempo lent, jusqu’à une explosion. Du petit feu à l’incendie. À l’image du générique du film qui présente les hauts fourneaux de l’entreprise – motif récurrent du long-métrage.
L’on peut également penser à cette scène qui suit le repas d’anniversaire, où Friedrich (Dirk Bogarde) et Sophie (Ingrid Thulin) fomentent leurs plans diaboliques. Friedrich, cadre de l’entreprise, est dévoré par l’ambition. Il voit en effet dans le trouble actuel, et dans le changement dans l’organigramme de l’entreprise, l’opportunité rêvée d’en prendre les rênes. Mais ils courent avant tout à leur perte : le nouveau régime n’est pas si manœuvrable qu’ils le pensent. Des hommes comme Aschenbach (Helmut Griem) ne rêvent que de vampiriser et d’écraser leur arrogance aristocrate.
Celui-ci est discret, cynique, malin. À la télévision italienne, Visconti dira avoir calqué ce personnage sur celui des sorcières de Macbeth, ayant en commun avec celles-ci de bonnes facultés prémonitoires – ce qui est naturel, au vu de son rang haut placé. Dans l’ombre, le machiavélique Hauptsturmführer Aschenbach tire les ficelles et dresse les personnages les uns contre les autres. Il est en rivalité avec Konstantin. Celui-ci est une caricature de SA : un homme bourru, gueulard, à la mine patibulaire. Partisan de la première heure, Konstantin arbore fièrement le svastika sur son costume.
… surgissent les monstres
Mais le personnage qui incarne le mieux cette dégénérescence est celui de Martin von Essenbeck (Helmut Berger). Il apparaît d’abord de façon spectaculaire dans l’une des plus fameuses scènes du film – qui donna au film son affiche américaine. Grimé en Marlene Dietrich, il reprend l’une de ses chansons de L’Ange bleu de Josef von Sternberg (1930).
C’est un personnage faussement tortueux et insaisissable. On le dirait presque inconscient de lui-même. Il est doté d’une insouciance tout simplement diabolique, perverse, tournée uniquement vers le mal et les pires atrocités possibles. Il incarne une forme de barbarie terminale, parfaitement compatible avec le nazisme. Quand bien même l’on a l’impression qu’il n’y comprend rien, et qu’au fond, ça ne l’intéresse pas. Martin se fait l’outil d’Aschenbach, un nazi « idéal », lequel se montre bien plus froid et stoïque.
Comme un certain nombre de films contemporains sur le nazisme, Les Damnés ne manque pas d’associer cette sombre idéologie à des crimes sexuels, desquels Martin se rend coupable. Le film évoque sa pédophilie et représente son caractère incestueux. Il catalyse en fait les enjeux du film : la perversion, le désir de pouvoir, la criminalité.

Règlements de comptes à Bad Wiessee
Le massacre des SA, survenu au cours de la Nuit des longs couteaux, est l’apothéose du duel que les SA livraient avec les SS. En effet, dans la nuit du 29 au 30 juin 1934, les SS liquident les SA, devenus trop embarrassants dans l’accomplissement des funestes projets nazis. Kurt von Schleicher, précédent chancelier qui participa largement à la prise de pouvoir d’Hitler, est assassiné. Par extension, cet affrontement interne à la machinerie nazie est aussi celui de Konstantin et d’Aschenbach.
À Bad Wiessee, une station thermale réputée et bordée d’un petit lac, de nombreux SA – incluant leur leader, Ernst Röhm – sont en vacances. De longues séquences montrent les scènes d’orgies, de beuveries, de chansons et de danses en tout genre, avec un sous-texte homosexuel prégnant. Lorsque la fête se termine, l’on ne peut s’empêcher de penser au Radeau de la Méduse de Géricault. Les lents mouvements de caméra (zooms arrières, panoramiques, travellings) de Visconti survolent ces corps immobiles, nus pour certains. Ils ne savent pas qu’ils sont au crépuscule de leur vie. Dès l’aube, diverses escouades SS arrivent en nombre, dans le calme, porteurs de la fatalité. Le massacre qui suit est filmé par Visconti avec virtuosité.
Les Damnés, film historique et politique, flamboyant, troublant et vénéneux, avec des acteurs et des actrices impeccables, a été classé X aux États-Unis à sa sortie. Ce film, qui était l’un des favoris de Rainer Werner Fassbinder, est disponible en location sur UniversCiné et LaCinétek.








