Il est des pièces que l’on croyait oubliées, et des metteurs en scène qui, à force de sensibilité et de malice, savent leur redonner vie. Avec Léocadia de Jean Anouilh, la jeune compagnie Les Ballons Rouges, sous l’œil attentif de David Legras, nous offre un théâtre-miroir où rêve et réalité s’entrelacent, pour composer une immersion aussi onirique que lucide dans l’univers du souvenir.
Créée en 1940, Léocadia appartient à ce que Jean Anouilh appelait ses « pièces roses » : trois comédies d’avant-guerre réunies par l’auteur lui-même — Le Bal des voleurs, Le Rendez-vous de Senlis et Léocadia — toutes trois à mille lieues du tragique d’Antigone. Ici, pas de dilemme cornélien, mais une interrogation : peut-on figer l’amour dans le souvenir ? Et surtout, doit-on le faire ?

La scénographie imaginée par Legras épouse à merveille cette poésie du souvenir. Un kiosque tournant, qui évoque à la fois un carrousel et une boîte à musique, sert de pivot visuel et symbolique. Ce manège de la mémoire fait défiler les scènes comme des saynètes d’un rêve trop poli pour être vrai. La métaphore du théâtre comme refuge de l’imaginaire trouve une de ses plus belles expressions récentes.
Sur le plan de l’interprétation, Camille Delpech incarne une Amanda tout en franchise et en détermination : cette modiste au franc-parler vient bousculer le petit théâtre figé que la duchesse (excellente Valérie Français, savoureuse de malice) a organisé pour son neveu inconsolable. Julien Raineau prête au prince Albert une silhouette idéale de jeune romantique, mais parfois trop lisse, et peine ainsi à traduire la complexité affective d’un personnage déchiré entre idéalisation et fuite du réel.

Le reste de la distribution, notamment Drys Penthier (Monsieur Souvenir) et Axel Stein-Kurdzielewicz (valet lunaire), assure avec brio les contrepoints comiques et poétiques de la pièce. L’ensemble fonctionne dans un rythme maîtrisé.
David Legras, également narrateur, ouvre la pièce par une question vertigineuse : « Pourquoi aller au théâtre ? ». La réponse apparaît peu à peu au fil du spectacle : parce que le théâtre nous permet de revivre des instants disparus, de regarder en face ce que l’on croyait oublié, et de comprendre un peu mieux ce qui nous lie aux autres et à nous-mêmes. Car Léocadia est avant tout une déclaration d’amour au théâtre lui-même, à son pouvoir de faire revivre ce qui est perdu — l’amour, le rêve, le passé.
On pourra relever, ici ou là, quelques légers ralentissements ou choix discutables, mais ils sont largement rattrapés par la cohérence du décor, l’inventivité de la mise en scène et l’élan et la fraîcheur avec lesquels la troupe s’approprie le texte d’Anouilh, en l’éloignant de toute approche figée.
Le théâtre, en cela, devient à la fois tombeau et berceau — de ce qui fut, et de ce qui pourrait être.
