Réédité par les éditions Corti, La poésie sans langue du poète franco-roumain Ghérasim Luca reparaît plus de soixante ans après sa première publication. Ce livre-objet singulier, hybride et radical, conçu à partir d’un album photographique ancien, interroge notre rapport à la langue, à la mémoire et à l’image.
Publié en 1962, La poésie sans langue enrichit l’œuvre de Ghérasim Luca (1913-1994), poète surréaliste roumain naturalisé français, longtemps resté à la marge de la reconnaissance institutionnelle. Arrivé à Paris en 1952, Luca choisit le français au détriment du roumain. Ce rejet de sa langue maternelle, partagé par d’autres auteurs de l’exil, devient pour lui une manière de désidentifier la parole poétique, de l’arracher à tout ancrage.
Composé à partir d’un album photographique du XIXe siècle chiné aux Puces de Saint-Ouen, le livre alterne images et textes dans un agencement visuel et poétique qui fait de la page elle-même une surface de friction. Bien au-delà d’un simple recueil illustré, il s’agit véritablement d’un dispositif de décalage. Les photographies sépia deviennent le théâtre d’un poème intercalé, écrit dans une langue délibérément étrangère à elle-même. Luca y opère une réactivation poétique : les images, jusque-là muettes, trouvent dans ce texte une nouvelle résonance. L’objet d’origine, trouvé et archivé, est entièrement remotivé.

Réinventer l’héritage surréaliste
Le surréalisme fut une fabrique prolifique d’objets, de revues, de poèmes-objets et de livres expérimentaux. À la recherche du merveilleux, les surréalistes ont envisagé que le texte puisse se réinventer par son support, en lien avec son contexte de création. Chez eux, l’irruption de l’image — souvent à deux ou trois dimensions — visait à offrir une lecture démultipliée, sensorielle. Ce travail s’inscrit dans la lignée des pratiques surréalistes, notamment du ready-made visuel et du collage textuel, tels qu’André Breton les théorisa dans Nadja. Luca pousse cette logique du montage à un seuil inédit.
Aujourd’hui, dans une époque où la fiction tend à supplanter la réalité, le livre surréaliste apparaît comme un objet visionnaire. Il a ouvert la voie à une lecture augmentée et interactive, guidée par l’apport d’images et de collages insolites, capables de susciter chez le lecteur des associations inattendues et des émotions puissantes.
Dans La poésie sans langue, la juxtaposition entre les visages d’un autre siècle et le poème contemporain crée une mise en crise du regard et du sens et rappelle la nécessité d’un art de l’écart. Le livre, en interrogeant ce que les images peuvent encore dire, et ce que les mots peuvent encore faire, réactive la mémoire par le trouble.